Le recueil de textes en prose de Rainer Maria Rilke paru en 1910, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, en grande partie autobiographique, se présente sous la forme d’un journal intime et de notes liées entre elles par le personnage central, qui y consigne ses humeurs, souvenirs et réflexions.
Rilke, fils unique d’un couple désuni qui se séparera bientôt, est éduqué par sa mère inconsolable d’avoir mis au monde un bébé fille mort-née qu’il est sans doute chargé de remplacer, puis il est séparé d’elle dès ses 10 ans alors qu’il est envoyé en pension à l’Académie militaire de Vienne. Toute sa vie il garde une tristesse profonde d’une enfance d’où l’amour semblait absent. Jeune homme, il passe par des épisodes d’angoisse extrême, de malaises hypocondriaques, d’hallucinations ; il s’en plaint à Lou Salomé (voir Rilke et Lou Salomé) – son premier grand amour, mère, amante et muse, qu’il rencontre à 22 ans – en évoquant l’influence néfaste qu’a pu avoir sur lui cette mère immature, mystique, dont la piété était faite de superstitions absurdes et qui lui imposa une pratique de la religion catholique conventionnelle faite de croyances ridicules qu’il rejeta violemment plus tard. Il affirme durement: Je ne suis pas un être aimant, peut-être parce que je n’aime pas ma mère !
C’est ainsi que la souffrance de cette découverte le conduit à s’inventer une enfance à lui: ce sera celle du héros de ses Cahiers, le jeune poète danois Malte Laurids Brigge. Seul et fréquemment malade, Malte doit assez souvent rester enfermé dans sa chambre ; c’est alors qu’il note ses réflexions sur la misère, la peur, l’abandon, la recherche de Dieu ; le passé s’impose à sa pensée. Il raconte son enfance harmonieuse et heureuse, vécue dans un château bordant la mer Baltique, choyée par un père généreux et une mère attentive ; il se rappelle les amis et les proches qu’il a perdus et les personnes qu’il a croisées.
Mais lorsqu’il peut sortir, il déambule dans les rues de Paris où il rencontre une réalité qui sent l’iodoforme, la graisse de pommes frites, la peur. Autour de lui on meurt dans l’anonymat et le vacarme, on se déchire aveuglément. Il veut tout voir, tout entendre et tout éprouver. Tout suscite sa pitié et sa réflexion. Au début de l’hiver, la mort des mouches devient un thème qui le conduit à l’étude de la mort des hommes devenue aujourd’hui médiocre et impersonnelle; il découvre une vérité qui le hantera toute sa vie: chaque vivant porte la mort en lui. Et il se questionne:
« C’est ridicule. Je suis assis dans ma petite chambre, moi, Brigge, âgé de vingt huit ans, et qui ne suis connu de personne. Je suis assis ici et ne suis rien. Et cependant ce néant se met à penser et, à son cinquième étage, par cette grise après midi parisienne, pense ceci :
Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, reconnu et dit de vivant?
Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour observer, réfléchir et écrire, et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que, malgré inventions et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’Univers, l’on soit resté à la surface de la vie? Est-il possible qu’on ait même recouvert cette surface – qui, après tout, eût encore été quelque chose, – qu’on l’ait recouverte d’une étoffe indiciblement ennuyeuse, qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d’été?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que toute l’histoire de l’Univers ait été mal comprise? Est-il possible que l’image du passé soit fausse, parce qu’on a toujours parlé de ses foules comme si l’on ne racontait jamais que des réunions d’hommes, au lieu de parler de celui autour de qui ils s’assemblaient, parce qu’il était étranger et mourant?
Oui, c’est possible. »
Les dernières pages des Cahiers sont bouleversantes : un enfant (Rilke ?) abandonne sa famille et sa maison parce qu’il refuse un amour autoritaire et possessif. Il cherche un amour secret, inconnu sur terre, dans la quête d’une réalité autre où la mort est inextricablement liée à la vie et qui entraîne à la fois exaltation et désespoir. Rilke découvre que cet amour, c’est la poésie qui pour être rencontrée demande une discipline presqu’inhumaine. Les Cahiers témoignent de cette discipline intérieure, ascèse presque, à laquelle Rilke s’est astreint, et qu’il a déjà évoquée dans ses Lettres à un jeune poète…(voir extrait) ; témoignent aussi de la difficulté et de l’exigence de l’écriture, de la souffrance de penser et de re-penser, de se souvenir pour, peut-être, voir enfin se lever le premier mot d’un vers …
La lucidité est la blessure la plus proche du soleil (René Char).
C’est précisément la lumière de la vérité que poursuit et nous propose Rilke, et cette lumière nous la recevons les yeux grand fermés, dans le silence de l’écoute, comme une consolation et comme un regret.
Pour écrire un seul vers…
Vignette: Rilke enfant
Portrait de Rainer Maria Rilke (1906) par Paula Modersohn-Becker