«tu n’auras plus de trêve qu’une émeute de récits où te reconnaître où te pêcher
l’appât des mots t’aura saisi» Diane Régimbald
« Sur le rêve noir » (1)
Diane Régimbald:
Il y a mon regard porté, l’écoute des bruits et du silence, la langue qui se dépose, s’enfouit, s’incruste dans mes pores, prend les armes, résiste. Il y a l’écriture depuis la lecture de l’enfance, découvrir la langue et déjà vouloir l’inventer, la recomposer, créer avec elle des mondes ; les lire depuis les émotions, les sentiments de peur, de honte, de colère, d’amour. Avec elle, découvrir l’altérité et tout ce monde vaste qui me traverse et court en moi depuis le temps, le temps qui s’ancre au passage de la vie, de ses douleurs et de ses disparitions.
Il y a battement, figure penchée sur l’insensé, sur l’enfant encore. Il y a cette autre, La seconde venue (2), l’errante de mes textes qui poursuit toujours la quête initiale. Celle de la marche incessante à l’écoute du monde et de son silence. «Une femme / ne peut de moi / naître autrement». Depuis l’enfance, je marche dans le renversement des mots. J’écoute et poursuis jusqu’à la persistance de la lumière. La nuit révèle les mots qui témoignent des secrets enfouis dans les histoires intimes et collectives du monde, toujours pleines de souffrances et de craintes. Et les questions qui émergent – comment habiter le monde ? comment être vivante ? – me poussent à errer à marcher à méditer à verser au seuil mélancolique d’exister : «tu la vois recoudre les étoffes / mais le mur sépare» (3)
«La vie vient redire notre errance demain dessine le jeu» (Sur le rêve noir)
La poésie est un lieu de penser, un espace d’écriture permettant de voir et de veiller. Le poème est présent et me demande d’être. Dans son mouvement perpétuel, il nourrit le voyage qui porte en lui la quête infinie d’exister. Je creuse le poème, son seuil, le soulève, m’y glisse et descends jusqu’à l’inconnu qui attend d’être nommé pour manifester sa présence.
J’aime contempler le carré de lumière, son losange au plafond de mon lit, restée en suspens plusieurs minutes durant et voir se diffracter la lumière. Tout devient plus présent par le geste d’écrire. Réfléchir en prenant compte de l’état du monde en moi, son heurt, sa blessure infligée, ne me permet pas d’écrire sans sa faille. La figure de la marche évoque celle de l’avancée, d’un chemin que l’on crée au fur et à mesure que l’on forge sa destinée. Marcher c’est partir, venir, revenir, arriver. C’est aussi creuser son espace. La marche humaine, traversée des territoires, des lieux, de l’intime au dehors, de la voix, forge les paysages d’une improbable communauté. Elle m’ouvre aux questionnements de l’humain, sur ce qu’il donne et pardonne, sur les limites à franchir, leurs frontières et ce qu’elles retiennent.
L’observation de la lumière naissante vue comme une levée des sens est un franchissement de la parole et de l’écrit à la percée du jour, où je vois l’aurore comme le moment possible des réparations. L’aurore dessine les contours des paysages et révèle la nuit achevée telle une montée de rideau. On y constate l’irréparable jusqu’au fracas du poème. Il n’y a que rencontres impossibles, rencontres de visages empreints des pertes. Des mouvements, telle une partition musicale, se composent passant d’une ligne d’horizon qui dessine l’abstraction de la douleur, à une inquiétude de vivre, à des espaces empreints de blessures. Corps perdus, vieille femme porteuse du désir de réparer, aurore cousue au fil du jour. Je vais dans l’errance du regard, son dessaisissement, à ce moment qui offre tous les possibles aux paysages et permet les réparations de la nuit. Ainsi, gravir la frontière nocturne jusqu’à trouver la calme mais inquiétante lueur. Les choses s’incarnent sous l’angle de la lumière. Mais l’aura demeure cette échappée des apparences, de la vérité des êtres et des choses. L’horizon s’ouvre et les rêves deviennent des espaces où accéder à l’immensité. Les poèmes se posent sur cette «raie de lumière», dirait María Zambrano, sur la vibration du monde révélée entre temps et espace et permet à l’écriture du poème de personnifier la lumière comme sujet de l’altérité.
Diane Régimbald, à propos du Rêve noir
Sur le rêve noir (3) explore les liens qui unissent et séparent. C’est une quête qui génère une réalité transbordée dans le rêve. Regards imaginés comme regards renversants, comme percées, faisant liaison entre la vie et la mort. Corps et idées, corps et pensées se conjuguent, se lient en somme. Les routes parallèles s’unifient par des fibres, forment les liens, opèrent les soudures. L’écriture se construit à partir de l’architecture des liens, liens mythiques, tableaux des origines s’offrant aux mémoires et forgeant le devenir précaire du monde. Comment préserver notre présence au monde ?
Ce que je cherche en poésie tourne autour de notre présence / absence d’être au monde dans un continuum poétique relié à l’identité, la perte, la disparition, dans une fascination pour lieux et espaces, pour ces paysages construits du monde, fenêtres de nos altérités. Il poursuit une réflexion sur l’amour, les antinomies, lumière et ombre, vie et mort, posture et imposture. L’écriture est devenue une porte qui, d’une part, me permet une ouverture vers la lumière mais aussi un retour du côté de l’obscur. Véritable expérience, lieu de laboratoire, la poésie est pour moi l’expression d’une quête originaire où on tente de saisir l’essence du langage, où on le chavire pour lui donner des portées de formes inattendues, surprenantes et révélatrices de ce qu’il porte. La poésie demeure la forme d’écriture qui correspond le mieux à ma façon de traverser le corps, «nous habitons un corps d’essai» (4), un espace de déplacement nécessaire qui prend en compte l’état du monde, sa blessure, sa précarité, mais aussi sa force et sa beauté. Malgré tous les doutes qui me tenaillent, j’entre dans le poème souhaitant que les lieux de l’intime révèlent avec justesse le monde, dans la pluralité de ce qui bouge en moi et autour de moi.
__________
Citations: (1) Sur le rêve noir, Éditions du Noroît, 2016 – (2) La seconde venue, idem, 1993 – (3) L’insensée rayonne, idem, 2012 – (4) – Pas, idem, 2009
Sur le rêve noir de Diane Régimbald, extraits
Tous nos remerciements vont aux Éditions du Noroît ainsi qu’à Diane Régimbald,
qui nous ont aimablement autorisé la reproduction des extraits suivants du livre
Sur le rêve noir: Ce qui nous lie; Battements; Dessin du jeu
Illustrations : Sophie Jodoin, Figure undressing, c. 2015
Annette Messager, Le masque rouge, 2011 – Nadia Myre, Série Meditations on Black, 2012