Et me voilà, avant de fermer les yeux, dans la ferveur du poème, faisant ce que j’ai à faire, tournant la roue du cœur avec son attirail de peurs et de désirs. » Martine Audet
Comment appartenir au monde?
Martine Audet:
Depuis le début de mon écriture, depuis ce moment où la stupeur qui me paralysait s’est transformée en étonnement, en espace d’attention, d’abandon et de liberté, cette question me hante. Il me semble d’ailleurs que les livres que j’ai publiés jusqu’à présent, avec leurs liens et leurs ruptures, ressemblent à des forêts jonchées de questions posées à cette question. Ainsi, feuilletant au hasard: Sommes-nous de toutes les morts? Quelle menace précède ma question? Que ferais-je du jour s’il venait à passer? En quel monde prendre forme? Comment dire la pluie qui ne se décide pas à tomber? Puis-je penser autrement étant la même? Que veut dire la bonté? Comment, comment nous adosser au vent? De quel silence s’agit-il? N’avions-nous que cette vie pour mourir? Me tromperais-je de joie? Où, aveugle, portais-tu la lumière? Qui meurt quand, loin de moi, je meurs? Qu’est ce qu’un poème? Est-ce ajouter quelque chose?
Et même lorsqu’il y a énonciation, le poème interroge ou appelle la question. Est-ce parce que je demeure dans l’étonnement devant la prise de parole? Est-ce parce que ce n’est jamais tout à fait cela puisque le poème ouvre, à même les ombres et lumières du doute et par les impossibilités du langage, sur l’inconnu? Est-ce simplement parce que le poème, parole soucieuse, parole chercheuse, est toujours à se définir et que plus je creuse, je creuse?
Longtemps j’ai cru que le poème était un mouvement pour me débarrasser de mes questions et en faire des allumettes qui viendraient éclairer un peu des murs ou de l’obscurité, un peu de l’opaque silence qui pèse en moi et sur moi.
Mais depuis Les Grands Cimetières paru en 2010, depuis le vers Où regarder encore? qui termine le deuxième tome, il me semble que le poème devient une façon d’apprendre à vivre avec mes questions. L’utilisation des « je peux », à la fois ancrage et point de fuite, qui structure mon plus récent livre, Ma tête est forte de celle qui danse, montre bien ce déplacement.
Martine Audet poursuit:
Le poème n’est pas tant ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je ressens ou vis, qu’une façon de jeter au devant de moi, comme une sonde, le langage du dedans, avec ses voix que je découvre et apprivoise. Car, entre soulèvement et inquiétude d’être, c’est le poème qui, pour moi, fait advenir la parole en prenant forme et en donnant forme. Et c’est le geste du poème, le souffle du poème, l’épreuve du poème qui, depuis le peu, imagine, tremble, rêve et s’acharne pour dégager le bruit et les heures de l’être, pour affronter joies et déchirures, ouvrir des passages pour la rencontre.
Parfois des mots me traversent ou livrent passage. Parfois ils se fendent comme des arbres ou tombent les uns sur les autres. Toujours ils aimantent les différentes couches de mémoires secouant la langue, ébranlant ce que je sais, approchant ce que j’ignore, écoutant ce que je tais, transformant ce qui m’entrave. Les mots portent, en surface et en leurs profondeurs, ce qui est, mais tout autant ce qui manque, ce qui n’est pas ou pas encore. Aller vers le poème, n’est-ce pas dire autrement, mais aussi autre chose, comme le rappelle Jacques Brault?
Si écrire un poème affirme ma présence, le fait d’être vivante avec ses conséquences, et ce, même devant la béance, c’est peut-être davantage le fait de me savoir mortelle qui me lie au poème. Un peu comme si le poème disait : « Certes, il faudra se taire. La nuit sera là. La nuit est là, oui, mais pas tout de suite. » Entre possible et nécessaire, entre joie et fulgurance, entre beauté et effroi, il y a, avant de fermer les yeux, la présence à la présence pour reprendre des mots de Paul Celan, quelque chose comme une attention à l’attention, une apparition à même la disparition et aussi ce silence que l’écriture m’apprend à aimer.
Et me voilà, avant de fermer les yeux, dans la ferveur du poème, faisant ce que j’ai à faire, tournant la roue du cœur avec son attirail de peurs et de désirs.
Martine Audet
De Martine Audet, extrait de Ma tête est forte de celle qui danse:
Le texte de Martine Audet est extrait de son livre Ma tête est forte de celle qui danse publié aux Éditions du Noroît (Montréal) que nous remercions ainsi que l’auteure de nous avoir aimablement autorisés à les reproduire et à les lire dans la série des « Poètes du Québec – Voix du Nouveau Monde ».
Nous remercions également l’artiste Élise Palardy, qui nous a permis la reproduction de dessins qui illustrent ce livre.