Fernand Ouellette

Fernand Ouellette

L'éclat du don

Le texte suivant est extrait de « Parcours », entrevue accordée à Paul Bélanger
dans « Fernand Ouellette, Figures intérieures » Leméac, 1997

 

Fernand Ouellette: La poésie a littéralement ouvert mon espace d’écriture, elle a creusé le chemin difficile de mon éveil au monde. Son espace est premier, principal. Et d’autant plus qu’elle demeure, en quelque sorte, le creuset du travail alchimique de toute mon écriture. Disons que le poète, en moi, reste le maître d’œuvre de toute écriture possible. Mais le poète, présent dans l’être humain, hors de toute forme, ne nourrit-il pas tout véritable écrivain, même le philosophe? C’est pourquoi je disais qu’il n’y a pas une si grande différence, en ce qui me concerne, entre l’écriture du poème et celle de l’essai, par exemple. Peu à peu ma prose atteindra également, dans sa façon, une certaine illumination poétique, même si, à cause de sa difficulté, elle m’est d’abord parue inexpugnable.

[…]

Il me semble que je ne reçois de connaissance réelle que lorsqu’elle m’est accordée dans une intuition. Et celle-ci ne se découvre, ne devient agissante, ne prend forme qu’à travers l’écriture. Le détour, l’effort et la quête à travers les savoirs, d’une certaine façon, ne sont indispensables que pour nous rendre mieux dignes du don… Recevoir ce qui n‘est pas seulement une apparence de connaissance ou d’éphémère. C’est pourquoi la connaissance véritable nous rend lucides, et nous procure notre cohérence, et nous insuffle notre dignité. Nous savons bien que nous avons reçu.

Comme Chateaubriand l’a dit, je ne commence réellement à penser, et ainsi à saisir, que lorsque j’écris. Mais l’écriture, par contre, ne se met en mouvement et en travail que lorsqu’une intuition m’a frappé. Encore une fois je reviens au don : tout nous est donné. En ce sens, donc, même la connaissance, pour moi, est liée à ma nature, et s’accomplit dans une concentration poétique qui est la plus haute forme d’impatience de la connaissance, puisqu’elle n’est attentive, en définitive, qu’à ce qui ne tombe pas sous les sens, certes, mais après avoir pris racine patiemment dans le monde; la poésie court-circuite alors, d’une certaine manière, dans sa tension essentielle, les labyrinthes multiples des apprentissages. Elle s’en tient davantage à la connaissance qu’aux savoirs. Dire que je suis en vigile, montre bien, également, que je suis un écrivain dont l’écriture ne peut être que fragile lorsqu’elle n’est pas animée, nourrie de l’intérieur. En fait, sans un élan initial, sans un emportement, elle ne m’intéresse guère. Elle devient une tâche sans lumière, un effort et non plus un mouvement de maturation et d’accomplissement.

[…]

Je pense que ma poésie a d’abord travaillé sur l’inexprimable de mon enfance et de mon adolescence, sur quelques concrétions, dirais-je, bien cachées dans les replis de mon être qu’il me fallait actualiser avec le souvenir en dégageant leur noyau vivant. C’est pourquoi je garde de mes premiers poèmes à la fois des traces d’éblouissement et une souffrance toujours lancinante. Il n’est pas étonnant que mon écriture ait été à cette époque-là si contractée, je dirais même concentrée sous une chape de métaphores. On eût dit que je tentais, en pressant le langage, de faire sortir l’enfoui depuis les nappes profondes de la mémoire. J’écrivais peut-être de la même façon que travaille un pressoir. Mes premiers poèmes ont d’abord surgi, à vrai dire, à cause de leur nature même, plutôt de mon imaginaire, mais un imaginaire nourri par les figures de ce qui avait refusé de mourir en moi, un imaginaire troué par les éclats de ce qui persistait à survenir. Le souvenir filtré, transformé, parfois lumineux, parfois vif comme une blessure, me venait peut-être en aide.

Peu à peu, en poursuivant mon trajet, toujours à partir d’une illumination profonde qui ne pouvait cesser de m’éclairer, je me suis de plus en plus orienté vers le monde, j’ai reçu quelques formes du monde, c’est-à-dire que, dans l’espérance d’une « suprême clarté » (Joubert), j’ai commencé à recueillir, à recevoir ce que le monde me donnait. Percevoir, comme le dit magnifiquement Cristina Campo, c’est reconnaître ce qui existe vraiment, et surtout « ce qui n’est pas de ce monde », ajoute-t-elle. Non seulement le reconnaître, faudrait-il dire, mais le capter, le saisir avec tout l’être, au sommet de l’être.  Et finalement ce qui est perçu, c’est ce que le monde nous offre, certes, mais qui est, à vrai dire en lui-même inexprimable. Voilà l’éclat du don! L’effort n’y peut rien. Tout est reçu dans une perception. Tout s’illumine dans une relation hors du temps avec le monde. L’écriture, j’ose espérer, s’est alors revêtue d’un peu de sa gloire. De même que la trouvaille poétique provient d’une illumination, d’un don, de même elle se concentre, tout attentive, sur l’illumination à offrir à travers quelques mots. Avec les années, la perception profonde, à l’œuvre dans le poème, a joué, dans l’évolution de mes textes, un rôle beaucoup plus important que la mémoire du début de mon écriture.

[…]

En ce sens, pour clarifier une question un peu obsédante, il y a une véritable fonction « mysticiste » dans l’écriture poétique. Le poète, dans son union avec le monde, même conscient de la limite du monde, se rapproche ainsi du mystique et le complète, bien que celui-ci, nous le savons, s’efforce plutôt de rendre compte de son expérience d’union avec le Dieu transcendant. Toutefois, à l’évidence, l’effort d’écriture chez le mystique ne peut être que désespéré. Comment, en effet, exprimer l’ineffable divin? Comment s’y risquer sans une commande, sans un acte d’obéissance? Quant au poète, plus naïvement imitateur de la création divine, il croit plus profondément au langage, et il a plus d’espoir de parvenir quelquefois à l’illuminer. Mais il n’en demeure pas moins que la grâce poétique — qui n’anime pas forcément tout texte en quête de poésie, car il arrive que le poète soit plus désébloui que fasciné – suppose une attention constante du poète à tout ce qui peut advenir dans le monde et hors du monde. Alors le poète est en état de veille, et d’une certaine façon en état de vide… La tension en lui est extrême… Alors seulement il peut recevoir, il peut écrire, c’est-à-dire se donner totalement, avec toutes ses facultés, au texte qui vient.

 

De Fernand Ouellette, écoutez les poèmes suivants:

« Tâche », Fernand Ouellette: L’inoubliable. Chronique 1, Poèmes 2003-2004, Éditions de l’Hexagone, 2005.
« Ma fiancée » et « Le couple », Fernand Ouellette: Dans le sombre, Éditions de l’Hexagone, 1967.
« Amour », « Des roses », « Mer » et « Résurrection », Fernand Ouellette: Où tu n’es plus, je ne suis nulle part, Éditions du Noroît, 2017.

 

 

Tous nos remerciements s’adressent à Fernand Ouellette ainsi qu’à l’Hexagone et au Noroît, qui ont bien voulu nous donner l’autorisation de reproduire et enregistrer ces textes sur le site des Poètes du Québec.
Illustrations:
« Tâche »: Paysage, Rouault,  c. 1938
« Ma fiancée » et « Le couple » :  La Fiancée juive, Rembrandt, 1667
« Amour », « Des roses », « Mer » et « Résurrection »:  pl 2/no 8, Mark Rothko, 1952