Il faut être absolument moderne (Arthur Rimbaud, Lettres du Voyant)
Après les révoltes de son enfance contre une mère trop autoritaire et un père toujours absent avant même son départ alors que Rimbaud avait six ans, après de multiples fugues, c’est dans le geste poétique que l’adolescent invente le sens de sa vie.
Liberté et ruptures
1871- Il a 17 ans. L’insurrection de la Commune, qui se terminera avec la « Semaine sanglante » au cours de laquelle révolutionnaires et militants socialistes affrontent la bourgeoisie républicaine, enflamme Arthur Rimbaud qui prend parti pour les Insurgés parisiens.
Car lui-même s’insurge contre toutes les traditions. Il envoie à son ancien professeur Georges Izambard et au poète Paul Demeny deux lettres dites Lettres du Voyant, qui constituent un véritable manifeste par lequel il revendique pour le poète tous les droits, toutes les libertés, toutes les ruptures avec les formes vieilles , en même temps qu’il lui attribue un rôle social : il serait vraiment un multiplicateur de progrès! Rimbaud y laisse aller sa passion et son insolence. Il s’y présente comme LE POÈTE des temps nouveaux, celui qui SAIT et qui annonce son PROJET dans un élan irrépressible : il va inventer un nouveau langage poétique en se faisant VOYANT, par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens; il se fixe pour tâche de se débarrasser de toutes les conventions, les cultures et les discours qui l’entravent. Izambard parlera de ces lettres comme de la « profession de foi littératuricide d’un rhétoricien émancipé ». Ce « programme » est totalement illustré dans son Bateau ivre , poème magnifique contemporain des Lettres, où se déploient les thèmes qui conduiront toute la vie – y compris sentimentale – de « l’homme aux semelles de vent » comme l’a surnommé Verlaine : départ, libération, utopie, déception, (re)départ.
Une Saison en enfer
Mais très bientôt il ne sera pIus question pour Rimbaud de voyance ni de pouvoirs surnaturels : l’exaltation et les certitudes ambitieuses affirmées dans ses Lettres ne pouvaient sans doute pas se soutenir après l’amertume et l’écoeurement qu’il avait connus pendant la Commune et qui se devinent dans les mots du court poème qu’il joint à sa lettre: Le Cœur supplicié (Mon triste cœur bave à la poupe […] Comment agir, ô cœur volé ?) et qu’il commente: Ça ne veut pas rien dire. Mais elles marquent la naissance de la poésie moderne; elles méritent d’être lues, en se souvenant qu’elles sont écrites par un tout jeune homme, depuis son enfance fou d’écriture et pénétré de la grandeur du poète. Rimbaud en reprend de nombreux fragments dans Une Saison en enfer, court recueil publié deux ans plus tard.
L’adieu
Plaintes, fureurs, désespoirs : c’est la toile de fond de cette Saison qui s’achève sur l’Adieu: « J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée ! Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la vérité rugueuse à étreindre ! Paysan ! – Suis-je trompé? la charité serait-elle la sœur de la mort pour moi? Enfin je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons. Mais pas une main amie ! et où puiser le secours? … Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse. Impossible de ne pas se rappeler l’appel que lance Roger Waters au plus douloureux de sa fureur contre le monde entier (1979) :
« Adieu, monde cruel, je te quitte aujourd’hui. Adieu, vous tous. Rien de ce que vous pouvez dire ne me fera changer d’avis. Adieu. » (Pink)
Les départs ne sont pas toujours des reniements; pour Rimbaud l’adieu représente sans doute l’ultime défi; désavouer (punir?) par son départ la prison des attentes et des discours qui voudraient l’enfermer reste sa seule arme pour ne pas capituler ni céder au désespoir. L’adieu, même fictif, se confond alors avec l’affirmation d’une dissidence radicale qui ne recule pas. Roger Waters pour sa part est toujours là, et continue ses combats.
Le silence
Pour Rimbaud dire les mots de la colère ne suffit pas, son silence et son départ doivent être accomplis: répétition de ses nombreuses ruptures poétiques et mise à l’épreuve du réel qui traverse son œuvre ? PARTIR… Assez vu … Assez eu… Assez connu… Départ… Adieux aux illusions et aux révoltes de l’enfance, désir d’exil réel, rupture avec la quête poétique de la Beauté : Un soir j’ai assis la beauté sur mes genoux. Et je l’ai trouvée amère. Et je l’ai injuriée. À dix-neuf ans il abandonne la poésie. Rien n’annonçait ce silence littéraire définitif. S’est-il tu parce qu’il savait désormais que sa poésie ne changerait pas le monde? par incapacité de tolérer l’angoisse de la désillusion? par dégoût de la réalité rugueuse à étreindre? A-t-il désespéré de l’art et de l’écriture? Est-il déçu de lui-même ou des autres? Qui haïssait-il? Qui punissait-il? Ou peut-être s’est-il simplement tu parce qu’il ne voulait plus être en contact avec ses contemporains, avec le « milieu littéraire » et la société tels qu’il les avait découverts.
La vie de Rimbaud, un échec ?
Les inventeurs de formes nouvelles sont le plus souvent mal compris de leurs contemporains si bien qu’à la difficulté du défrichement s’ajoute celle du rejet, de la moquerie, de la condamnation de ceux qui croient posséder un savoir – un pouvoir – qu’ils ne veulent pas lâcher; en littérature cette méconnaissance est évidente vis-à-vis des poètes qui veulent rompre avec les codes esthétiques confirmés et ouvrir la langue à des expériences neuves. Ernest Delahaye, ancien camarade d’école, écrit méchamment trois ans après le départ de Rimbaud :« L’homme aux semelles de vent est décidément lavé. Rien de rien »
1891 – Arthur Rimbaud a 37 ans. Il meurt à Marseille. Au cours de son errance européenne dans l’ailleurs lointain qui représentait la voie du réel, il s’est souvent plaint de l’ennui. Il n’a plus jamais parlé de poésie. Mais voici l’espoir qu’il nous transmet, défi à nos impatiences :
Ce n’est qu’au prix d’une ardente patience que nous pourrons conquérir la cité splendide qui donnera la lumière la justice et la dignité à tous les hommes.
Ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain.
Les Lettres du Voyant (extraits) Arthur Rimbaud
Illustrations : En-tête: Rimbaud à 17 ans. Eau forte de Roger Descombes.
Rimbaud, L’homme aux semelles de vent– Lithographie de Valentine Hugo