J’avais 10 ans, petite fille suffisamment vieille pour éprouver une horreur ineffaçable devant la guerre et la violence – et m’en souvenir. Pendant les jours qui annonçaient la Libération de la France, j’ai vu le visage inquiet de ma mère me traînant dans l’abri le plus proche lorsque les sirènes annonçaient un bombardement, j’ai vu des hommes à la recherche d’armes que nous cacherions forcer notre porte en hurlant, j’ai vu les femmes tondues promenées dans ma ville sous les huées, j’ai vu… j’ai vu… L’enfance m’a quittée.
Quelques années plus tard, la lecture de la Victoire de Guernica (voir: Aux victimes de toutes les barbaries) m’a bouleversée. C’était ma première rencontre avec l’œuvre de Paul Éluard à qui la guerre d’Espagne, annonciatrice de la deuxième guerre mondiale, avait inspiré ce poème d’une force et d’une beauté incomparables, à lui l’admirable écrivain pourtant de l’amour et de l’intimité. J’y ai retrouvé, entière, ma révolte; mais j’y ai appris – ou plutôt j’ai reconnu ma conviction – que l’idée de beauté était plus forte que le mal; et grâce à ce poète, et à Soupault, Desnos, Apollinaire et plusieurs autres, je n’ai jamais plus été désespérée.
Aujourd’hui, la souffrance et la détresse de ceux qui subissent les frappes aveugles des ennemis s’imposent à nous de toutes parts; la nécessité de nous appuyer sur la force de la solidarité humaine et sur notre volonté de liberté en face de ces brutes porteurs de mort m’a rappelé ce Dit de Paul Éluard.
Le Dit de la force de l’amour
En 1946-1947 la France entre dans une période de reconstruction; après le choc de la mort brutale de Nusch, pendant 16 ans sa compagne et son inspiratrice, Paul Éluard, qui partageait avec elle son engagement contre la guerre et les profiteurs doit choisir entre le désespoir ou le combat de la vie. Il faut lire son introduction à ce poème :
Hommes et femmes, criez « Je t’aime »!
Et voici que le corps avance vraiment, il n’est plus seul, il a rompu les liens.
Et tout en lui exprime, à sa manière, la joie d’être délivré. L’amour, c’est la liberté, mais il se passe en silence, en secret, presque honteusement, car il n’a pas la parole. Un amoureux qui parle est un poète et ce qu’il dit efface le temps qui l’isole de l’objet aimé. Il donne à l’amour une vie constante, invincible. Il s’éternise.
Hommes, femmes en proie à ce délire qui entoure chaque naissance du souvenir de la seule communion réelle, hommes, femmes, qui perpétuellement naissez à l’amour, avouez à haute voix ce que vous ressentez, criez « je t’aime » par dessus toutes les souffrances qui vous sont infligées, contre toute pudeur, contre toute contrainte, contre toute malédiction, contre le dédain des brutes, contre le blâme des moralistes. Criez-le même contre un coeur qui ne s’ouvre pas, contre un regard qui s’égare, contre un sein qui se refuse. Vous ne le regretterez pas car vous n’avez d’autre occasion d’être sincère, tout le bonheur du monde dépend de l’intensité de votre cri qui passera de bouche en bouche à l’infini. Votre cri vous fera grand et il grandira les autres. Il vient de loin, il ira loin, il ne connaît pas de limites.
Parlez, les mots d’amour sont des caresses fécondantes. Les autres mots ne sont là que pour la commodité de la vie. Aimer, c’est l’unique raison de vivre. Et la raison de la raison, la raison du bonheur. Vous obtiendrez toujours grand enchantement d’aimer, et même de la souffrance d’amour. Les plus grands des poètes ont affronté diversement, avec courage et avec faiblesse, les difficultés de la vie, mais leurs chants d’amour relèvent l’homme de son bourbier.
L’homme revit et survit par l’amour. Son cœur et son visage vieillissent, mais l’image des baisers échangés se reproduit toujours semblable, exaltée, exaltante, laissant ouvertes toutes grandes les portes du commun échange par lesquelles entrent en se pressant les promesses de l’avenir, les assurances de l’éternité.
Et maintenant, pour ne pas oublier, le Dit de la force de l’amour …
Illustration: Marcelle Ferron, Sans titre