Le Mur à l’opéra: « Another Brick in the Wall »

... ou la difficile conquête de la liberté

 

Le mur des genres

Comment se produisent les grands tournants dans l’histoire de la littérature? Souvent, ils se produisent quand quelqu’un se saisit d’une forme simple et méprisée, disqualifiée en tant qu’art au sens noble du terme, et la fait muter […] . Par le passé, toute poésie était chantée ou récitée mélodiquement, les poètes étaient des rhapsodes, des bardes, des troubadours. Cette citation est extraite du discours de la très respectable Académie suédoise, lors de l’attribution voici quelques mois du Nobel de la littérature à un auteur pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique (c’est moi qui souligne) . Bob Dylan était cet auteur grâce auquel, à Stockholm, le mur des genres est tombé, non sans faire beaucoup de bruit.

Décerner le Nobel à cet artiste, ce n’est pas seulement affirmer que l’écriture des chansons peut avoir des qualités  « littéraires », c’est aussi et surtout témoigner de ce que le mur des « genres » a commencé à s’ouvrir, même auprès des experts en littérature. En présentant The Wall, un drame inspiré de la vie et des musiques de Roger Waters, l’Opéra de Montréal contribue à son tour à cette déclassification; quelles que soient les étiquettes sous lesquelles la tradition les a placées, on libère ainsi les œuvres de préjugés fondés sur des critères enfin mis en question.

Faire et défaire le mur

Nous connaissons la réalité de ces frontières ou murs collectifs  qui séparent et empêchent de communiquer librement. Les Grandes Murailles de la Chine, le Mur de Berlin, sans oublier le possible Mur américain (« Grand jour prévu demain sur la sécurité nationale. Parmi beaucoup d’autres choses, nous allons construire le mur! » déclarait avec enthousiasme le président des États-Unis), ont la même fonction de barrer toute communication avec un ennemi supposé venant de l’extérieur;  sans prendre garde qu’en bâtissant ces clôtures, les collectivités s’encagent elles-mêmes, sur le modèle du gardien prisonnier de son détenu. Comme individu, le premier mur que nous avons connu est celui qui, tout petits, nous séparaient de l’extérieur si attirant;  on nous interdisait de l’explorer, alors que la vie nous appelait de plus en plus loin du corps de notre mère;  le matériau initial en était, pour de multiples raisons, l’interdiction que l’on nous faisait de sortir . Je ne reviendrai ni sur la trajectoire des Pink Floyd, ni sur l’histoire personnelle de certains des membres . Le Mur, c’est peut-être celui qui séparait à l’époque le public et le groupe, ou qui divisait le groupe lui-même.

Mais il est encore un autre mur, intérieur celui-là, invisible et parfois insurmontable, celui que nous élevons pour nous protéger: la peur d’être blessé, moqué, abandonné, de ne pas « être à la hauteur », nous conduit à nous « fermer » jusqu’à l’isolement  affectif total qui n’a guère d’autre issue que la « folie » ou la mort.

Passages

Cet enfer que l’écrivain nomme la panne ou l’angoisse de la page blanche, que l’interprète connait bien sous la forme du trac et de la peur du « trou »,  tout créateur sait qu’il ne le traversera qu’à force de travail et d’obstination.

VAN GOGH dans une lettre à son frère Théo :

Qu’est-ce que dessiner? Comment y arrive-t-on ? C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent, et ce que l’on peut. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert à rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens.

Ainsi chacun essaie de se frayer, comme il le peut, un passage à travers ce mur de fer invisible et torturant. Van Gogh a choisi l’art et la mort, d’autres, comme Rimbaud, s’en vont, tout simplement, d’autres ont recours aux drogues de toutes sortes; on se lance à l’aveugle et à corps perdu (absent) sur le mur de Facebook, espérant y trouver une réponse au besoin de dire et d’être entendu. La question est celle-là même que pose Roger Waters dans The Wall , métaphore de la muraille que le personnage principal a bâtie autour de lui pour ne plus voir une réalité intolérable: comment apaiser ou tolérer l’angoisse ? le mur peut-il tomber qui nous enferme dans notre propre solitude comme dans une prison et dont l’étreinte fait si mal que nous ne pouvons plus bouger? D’où peut venir le secours ?

* * *

Another Brick in the Wall

 C’est l’une des chansons*  contestataires  (protest song) les plus célèbres des Pink Floyd, composée par Roger Waters.  La construction du mur commence, très jeune, lors de l’annonce de la disparition du père au cours de la Seconde Guerre mondiale (1944); cette disparition intolérable ne sera bientôt qu’une brique  parmi d’autres, métaphores de la protection,  dont chacune représente la révolte et la souffrance, jusqu’à l’intolérable enfermement, et l’adieu.

Hey You!

Le mur bloque les appels qui deviennent de plus en plus désespérés ; il n’y a plus d’issue. Isolé du reste du monde, tout contact est coupé ; les vers s’emparent du cerveau, jusqu’au dernier appel: Hé vous, ne me dites pas qu’il n’y a plus du tout d’espoir!  Impossible de ne pas penser au dernier texte de Rimbaud, l’Adieu, écrit à la veille de son silence définitif et de son vrai départ :

Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?  

Ce secours, cette main amie qui accompagneront nos rêves et calmeront nos angoisses.

 

 

 

 

En-tête: Claude Tousignant, encre de Chine sur papier, Art Mur  
 Images vidéo: Rodin, la Main crispée, 1885
Giacometti, la Main, bronze, 1947
* J’ai traduit librement mais aussi fidèlement que je l’ai pu le texte de ces deux chansons.