Né en 1900 à dans un milieu de petits bourgeois dévots dont il ne cessera de dénoncer les obsessions et de tourner les convenances en dérision, dès son plus jeune âge Jacques Prévert se passionne pour la lecture et le spectacle. À 15 ans il quitte l’école et exerce divers petits métiers qu’il ne conserve jamais longtemps. Après son service militaire, à 22 ans, il amorce l’activité principale de toute sa vie : scénariste, écrivain et poète; à 48 ans, une chute d’une porte-fenêtre le maintient pendant plusieurs jours dans le coma et laisse des séquelles neurologiques assez graves qui le conduisent à moins écrire pour le cinéma et à se consacrer surtout à des collages, des dessins animés (ravissants !) et à des films pour enfants.
Tout au long de sa vie il a refusé les compromis et les honneurs. Quant à la bêtise, l’injustice, la cupidité, la lâcheté de ses contemporains il n’y a, dit-il, que « le débarras du choix ». Comme l’écrit Patrice Delbourg dans l’Événement du Jeudi, son œuvre témoigne avant tout d’un gigantesque refus d’obtempérer ; il redoute avant tout le clan, le lobby, la statue, l’immobilité…
En 1946, lorsqu’il publie Paroles, l’ouvrage est accueilli comme une immense bouffée d’oxygène dans le climat de libération de l’Après-guerre. Y sont exploités les thèmes lyriques traditionnels de l’amour et de l’amitié, de la beauté du monde et de la nature, de la fraîcheur et des merveilles de l’enfance, thèmes que le public retient le plus volontiers. Mais il faut y reconnaître aussi une dimension beaucoup plus grave : car Prévert dénonce.
Il dénonce la guerre – son engagement dans l’agit-prop avec le groupe Octobre met en cause les puissants de tous ordres, mais aussi la violence de la politique bourgeoise, de la religion, de l’éducation. L’expression parfois brutale de son anticléricalisme et de son refus radical de se conformer à leurs codes dérange les roitelets et les bien-pensants du monde littéraire qui accusent sa poésie de facilité (!) et d’être trop « peuple » … Il signale la détresse sociale, comme en un fond feutré qui tout à coup s’impose durement dans le poème. Il révèle la ferveur amoureuse et ses cassures avec une pudeur qui n’enlève rien à la souffrance. Selon son biographe Yves Courrière (entrevue publiée par l’Express) Jacques Prévert était terriblement secret. Il a laissé très peu d’écrits sur sa vie, seulement quelques cartes postales. À 25 ans il épouse Simone (Dienne), une amie d’enfance devenue violoncelliste; c’est « la femme de sa vie » qui sera à ses côtés pendant la période du surréalisme, du groupe Octobre et de ses débuts comme scénariste. « Simone, c’était sa chose à lui. Elle avait partagé la vache enragée, les bancs publics. Jacques a voulu s’ouvrir les veines quand Simone a eu cette petite aventure avec Chavance» (Courrière). Après 7 ans de vie commune, elle le quitte pour épouser ce monsieur Chavance. Peut-être a-t-elle inspiré ces vers magnifiques du Miroir brisé :
Et j’ai mis la main sur mon cœur
où remuaient
ensanglantés
les sept éclats de glace de ton rire étoilé
Grand amateur de femmes, il leur doit de magnifiques poèmes sur le désir, l’amour inachevé et sur la blessure de la rupture. Enfin, humilité et fierté confondues, Jacques Prévert dénonce la tentation du désespoir et de l’immobilité. Depuis le suicide simulé de son père auquel il assista enfant, Prévert était toujours habité d’une vive angoisse de mort. À la naissance de sa fille Michèle dite Minette, il confie à un ami : «Minette est là, je ne peux plus me suicider.»
Un homme est assis sur le banc d’un jardin public; des enfants jouent, des passants passent, des oiseaux volent d’arbre en arbre. Tel est le cadre du poème Le Désespoir est assis sur un banc. Vous vous promenez dans ce parc et passez près de cet homme semble-t-il assez pauvre et vieux. Il vous fait signe d’approcher. Rien que de très banal. Qui est l’homme du banc? Qui est le passant? L’appel souriant de l’homme du banc, c’est la voix de l’ennemi intérieur qui nous invite à fuir une réalité trop douloureuse, à exclure l’enfance de notre mémoire, à consentir à l’absence d’amour et de poésie, à nous réfugier dans l’immobilité du désespoir: « À quoi bon ? », « Jamais plus »… Dans ce poème Prévert nous convainc que le désespoir peut être surmonté:
il est possible de résister à l’appel du vieux banc.
Le Désespoir est assis sur un banc
Illustration : chapeau sur un banc, Jardin du Luxembourg