Cette vague impression de retrait qui t’inquiète, chère amie, et dont tu m’as parlé quelquefois, rejoint des questions qu’il est inévitable que l’on se pose la soixantaine passée, lorsque nous nous trouvons tout d’un coup « mis à la retraite » – quel que soit l’âge de celle-ci – et que nos réseaux habituels s’effilochent. Bien entendu, un nombre de plus en plus grand d’aînés* traversent magnifiquement ce passage – j’en connais, qui se reconnaitront** – mais ce savoir-vieillir n’est pas encore universellement partagé. Les raisons en sont multiples, et nous y reviendrons un autre jour. Mais que faire de ce sentiment de retrait que tu exprimais?
Tu as, disais-tu, des activités bénévoles qui t’intéressent et te font te sentir utile; tu vois régulièrement tes enfants et tes petits-enfants, même si c’est moins souvent que tu ne le souhaiterais; tu rencontres de temps en temps quelques anciens collègues; tu n’as pas de problème majeur de santé. Bref, tout va bien: et pourtant, malgré ces contacts et ces occupations, quelque chose te manque et tu te demandes quoi, tu n’y peux rien crois-tu, tu penses que tu es peut-être un peu déprimée, et tu espères que cela passera. Tu as le pressentiment intolérable que peu à peu tu risques d’être exclue du « vrai monde » parce que tu as dépassé l’âge de la production économique traditionnelle et depuis assez longtemps, celui de la reproduction.
Pour que nous nous sentions appartenir à la société, nous devons y occuper une place, une fonction qui nous soient propres, et que cette société reconnaisse et utilise ce que nous lui apportons d’irremplaçable; il est évident que dans la mesure où survient un affaiblissement de notre autonomie, mentale ou physique, nous devons accepter une certaine prise en charge. Mais entre le moment où nous serons peut-être dépendant et celui où, du point de vue de la société actuelle, nous commençons à être « vieux » va s’écouler un temps considérable, dont nous avons à trouver le sens pour nous-même, et l’utilité pour les autres. Sinon, pendant près du tiers de notre vie adulte nous ne serons, en vérité, nulle part.
Nous n’avons pas le choix: nous devons nous ré-interroger radicalement sur notre identité personnelle aussi bien que sur les conditions de notre intégration sociale. C’est d’ailleurs à partir du constat d’une certaine non-intégration que se mettent en place des programmes destinés à rompre l’isolement social et affectif dans lequel se retrouvent plusieurs personnes dites «âgées»; des efforts considérables sont déployés en ce sens par les services et organismes sociaux ou communautaires. En plus de multiples réseaux d’information, de regroupements associatifs et d’expériences de mentorat, nombreuses sont les initiatives qui visent à l’établissement de « ponts » entre les jeunes et les aînés, c’est-à-dire entre les deux temps extrêmes de la vie et de l’expérience.
Ce que les jeunes et les aînés ont en commun est évident. Ils ne sont pas (pas encore du côté des enfants, de moins en moins du côté des aînés) inscrits dans le cycle socio-économique de la production de biens ou de services; ils sont maintenus dans un rapport paternaliste de non-réciprocité et de non-responsabilité vis-à-vis de la collectivité, qui les traite volontiers en consommateurs, à moins que ce ne soit en fardeaux; de façon remarquable, souvent les jeunes comme les aînés se sentent seuls, mal ou pas compris. Leur décalage par rapport au corps social productif (et, partant, l’exclusion, la ghettoïsation ou l’isolement qui s’ensuivent) apparaît si équivalent qu’il est naturel de faire se rejoindre ces deux temps de la vie.
Mais aussi, malgré tout ce qui nous rapproche nos destins divergent totalement: nos enfants, nos petits-enfants sont en marche vers l’avenir et la conquête de l’autonomie (toute la vie devant soi…) alors que pour nous qui vieillissons la plus grande partie de notre vie est derrière nous et nous avançons, dans un état de vulnérabilité sinon de dépendance qui iront croissant, vers la mort. Ces deux destins également porteurs d’angoisse : entrer dans la vie, quitter la vie, se situent à une distance si extrême que ce qui est spécifique à l’expérience du « vieillir » ne peut être transmis directement des uns aux autres; comment en effet passer, sans transition, d’une dynamique de promesses à venir, de découvertes et d’investissements féconds, visibles et applaudis, à celle, incontournable et mouvante au fur et à mesure que nous avançons dans le temps, des désillusions, des abandons, des deuils? Tu soulignais toi-même que malgré la très grande tendresse et l’intimité qui te lient à ta fille et à tes petits-enfants «il y a des choses que je ne leur dis pas, ils ne pourraient pas comprendre… »
Mais alors, me demanderas-tu, avec qui et comment partager véritablement ce que nous apprenons jour après jour, et qui est unique? Ou encore: comment continuer d’être utile? Avons-nous une place? En plus de combler nos besoins les plus immédiats, de donner du temps à ceux que nous aimons et de «nous tenir occupés », quel projet va-t-il donner un sens unique à notre vie? Comment participer à la construction d’une société plus accueillante et plus consciente? En commençant par témoigner vigoureusement de la singularité de notre expérience du vieillir plutôt que de chercher à la camoufler ou de nous résigner à la subir. Mais dans la tâche de témoigner de nos transformations avec franchise, plutôt que de les déplorer ou les détester, n’existe aucun apprentissage préalable, aucun mode d’emploi, peu de modèles contemporains: lorsque nous essayons d’exprimer ce que nous découvrons au plus profond de nous, au fur et à mesure que nous avançons dans notre vie, nous craignons d’ennuyer les autres ou, pire, de les éloigner.
Communiquer cette expérience est si difficile que bien souvent nous y renonçons. Dans cette solitude, la rencontre avec un aîné qui vient lui-même de passer par là pourrait être formidablement utile, à condition que cet aîné puisse parvenir à témoigner de sa propre vérité auprès de nous, mais surtout que nous voulions la connaître et que nous acceptions de l’entendre de l’intérieur; et nous aussi, nous pouvons offrir cette même qualité de présence auprès de quelqu’un d’autre. Cette transmission, cette « passe » ne peuvent s’accomplir que dans une grande proximité générationnelle (je veux dire que je la crois irréalisable avec ceux qui sont si éloignés de nous dans le temps – enfants, adolescents, et même adultes «dans la force de l’âge» – que la réalité de ce que nous ressentons leur est, malgré nos efforts et leur bonne volonté, inimaginable – et par conséquent incommunicable). Dans cette rencontre – au sens fort du mot – dont je te parle, loin de prétendre à une position de protecteur, ou de maître, ou de modèle, chacun, nous assumerions la responsabilité considérable, et magnifique, d’être des «passeurs». Alors ne nous contentons pas d’entretenir avec les autres des rapports affectueux, ou charitables, ou distrayants; décidons de construire de ces rencontres vraies dont je viens de te parler, des rencontres d’être à être; ainsi, « bien vieillir » sera peut-être réalisé.
Voilà une longue lettre, ma bien chère amie. Puisse-t-elle te donner de l’énergie, et même, pourquoi pas, de l’enthousiasme pour cette tâche parfois si difficile: être absolument, et joyeusement, vivant. C’est ce que je nous souhaite!
« Vieillir, ce n’est pas du tout ce que l’on croit, ce n’est pas du tout diminuer, mais grandir ».
Jean Paulhan
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* Le féminin est ici inclus dans l’emploi du masculin.
** FaceBook, parfois, nous fait partager des moments d’une grande proximité et se révèle être un surprenant outil de communication et d’ouverture; j’en apprécie plus que je ne saurais dire la qualité de plusieurs interventions; mais lorsque nous y lisons ou que nous y écrivons un commentaire, l’écran dans sa double fonction de montrer/cacher nous prive de la dimension si importante et si révélatrice du face à face.