Il faut regretter le peu de diffusion de la poésie de la part des éditeurs et le peu d’intérêt apparent des critiques littéraires qui sans le vouloir entretiennent vis-à-vis de cette forme d’écriture une réputation d’élitisme ou d’inaccessibilité non fondée et nous privent d’une expérience de lectures fortes et fécondantes. C’est ainsi que plusieurs auteurs qui se sont quelquefois adressés aux enfants font l’objet du même malentendu : leurs textes dits « pour la jeunesse » deviennent plus connus et célébrés que leurs écrits moins charmants sans doute, mais habités par un sens et une profondeur dont l’écho enrichit précisément ces contes et poèmes qu’on nous a fait lire quand nous étions petits et dont nous nous souvenons encore.
Il y a maldonne avec Saint-Exupéry par exemple dont le premier niveau de lecture du Petit Prince occulte la dimension personnelle et politique développée dans ses livres plus graves et plus directs, et qui écrivait: je ne veux pas qu’on lise mon livre à la légère ; avec Desnos, dont on vante plus souvent les charmants écrits pour les enfants (Une fourmi de dix-huit mètres Avec un chapeau sur la tête Ça n’existe pas, ça n’existe pas … eh ! et pourquoi pas !) en oubliant ses remarquables poèmes sur l’amour et sur la guerre ; et tout particulièrement avec Jacques Prévert devenu le poète officiellement assigné à la récitation des enfants des écoles maternelles et primaires malgré sa critique transparente et combien éloquente de l’école (et combien actuelle…)
Et pourtant la vie personnelle, les engagements et l’oeuvre de ces écrivains tous trois nés en 1900 ont été profondément affectés par la crise économique et sociale de l’entre-deux guerres , par l’échec du Front populaire et la montée du fascisme; leurs écrits témoignent de leur révolte et de leur souffrance devant l’expérience de la fragilité de l’amour, l’absurdité de la vie et la violence de la mort, comme ceux de la plupart des écrivains (mais pas tous) qui ont connu les deux guerres mondiales: la Grande en 14-18, puis en 39 la Seconde – cette « drôle de guerre » qui durera jusqu’en 1945 et à la fin de laquelle Desnos trouvera la mort .
Jacques Prévert tout au long de son œuvre, y compris lorsqu’il parle des ou aux enfants, dénonce la sottise et la violence des hommes, leur lâcheté, la détresse sociale, en même temps que le défaitisme, la tentation de l’immobilité et du désespoir . Mais son intuition de la fatalité des ruptures et de la proximité de la mort le hante. Ivre – que lui faut-il oublier? – il est souvent habité par la tentation du suicide ; les cahots de sa vie sentimentale alimentent son pessimisme ; s’il est difficile mais peut-être possible de résister à l’appel du désespoir (cf le Désespoir est assis sur un banc) la douleur des cassures de l’amour vous fait trembler de détresse et vous brûle. Alors que dans le Déjeuner du matin où le drame muet d’une séparation est consigné de façon apparemment neutre et feutrée, les images menaçantes des Ombres rendent l’angoisse du désamour terriblement présente ; en trois temps brefs se parcourt le chemin vers la mort : tout d’abord heureusement partagé, puis aux prises avec la perte de la confiance, l’amour devient impossible et s’enfouit sous les cendres du désir, dans les débris du temps. Comme si les amants poursuivis par leurs ombres devenaient ombre eux-même et ne pouvaient plus se rejoindre que dans ce qui leur est devenu un tombeau.
Les Ombres
Illustrations: En tête, Jacques Prévert photographié par son ami Robert Doisneau
Vidéo: Tomas Roma, photographe, l’Ombre cachée du chien