Émile Nelligan, à la fin d’une rencontre avec sa bonne amie Madeleine Huguenin venue le voir à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, lui demandait: « Vous reviendrez me voir ? cela me ferait tellement plaisir de voir qu’on se souvient de moi ». C’était 4 ans avant sa mort.
Né à Montréal le 24 décembre 1879, dès ses premières années et contre la volonté de son père, Nelligan veut être poète. Il interrompt ses études, quitte sa famille, et vit comme il le peut. À 16 ans, il publie dans plusieurs journaux des poèmes souvent étranges, inspirés autant par Lord Byron et Edgar Allan Poe que par Baudelaire et Rimbaud, qu’il admire. Il cherche désespérément à exprimer ce malêtre extrême qui le conduira vers « l’abîme du rêve » : à 19 ans il est hospitalisé en institution psychiatrique où il reste « emprisonné », pendant 43 ans, jusqu’à la fin de sa vie. Il n’écrit plus. Le 18 novembre 1941, il a 62 ans; il meurt à Saint-Jean-de-Dieu.
La question se pose : quelle était sa « folie »?
Son dossier hospitalier, qui reste protégé par la confidentialité jusqu’en 2041, pourrait peut-être répondre à cette difficile question. S’il avait 19 ans aujourd’hui, ou même s’il avait grandi dans une autre société, serait-il interné (emprisonné!) à vie? Pensons à Villon, à Rimbaud, à Antonin Artaud, et à beaucoup d’autres très grands poètes, dont l’imagination, la sensibilité et le malêtre dépassent la tiédeur commune ; ils sont exilés du monde « ordinaire » qui ne les reconnaît pas et les juge « fous », jusqu’à faire taire les plus fragiles, les plus seuls, les plus exceptionnels. Émile Nelligan, dont l’oeuvre considérable est écrite avant 19 ans, dit de lui-même : »Je suis coupable, je suis coupable de poésie »… Cette culpabilité, héritage de la condamnation de son père, le paralyse jusqu’à le détruire lentement. Folie?
Le Vaisseau d’or met en scène son destin. Ce vaisseau en or massif, c’est lui. Le bateau ivre de Rimbaud était abandonné par ses haleurs et s’élançait vers la liberté ; le vaisseau de Nelligan heurte un écueil et s’enfonce dans la profondeur du gouffre, dans la nuit de l’absence. C’est le dernier cri du naufragé emporté ailleurs.
Alors que le Vaisseau d’or éblouit par son lyrisme et ses images bouleversantes, Soir d’hiver se fige douloureusement dans le combat du blanc et du noir, opposés comme la blondeur disparue du ciel et la noirceur de l’âme, rappel angoissant de la victoire de la mort sur la vie. »Ma vitre est un jardin de givre » : jardin inaccessible désormais, vie glacée, triste et sans espoir. La beauté a fui.
En écoutant « Soir d’hiver » et « le Vaisseau d’or », souvenons-nous de lui, comme il le désirait tant.
« Naufrage », huile sur bois, Anonyme, École française, XIXe siècle « Effet de neige », huile de Seurat, contemporain de Nelligan