Don Juan et son valet

Don Juan: quelle est la quête véritable de ce libertin?

"Toutes lui ressemblaient,- ce n'était jamais elle"

Quelle est donc, disent-ils, cette femme inconnue [...] 
Qu'il appelait toujours et qui n'est pas venue? 
Toutes lui ressemblaient,-ce n'était jamais elle; [...] 
Toutes lui ressemblaient, don Juan, et tu marchais!
(Alfred de Musset)

Don Juan, le séducteur

Qui est Don Juan? Chaque femme, pucelle de préférence, « la giovin principiante », est pour lui passionnément désirable jusqu’au moment unique et irretrouvable de la première fois . Jamais de viol : c’est le consentement qui compte. Sitôt « eue », dans tous les sens du mot, elle est comme usée ; et ne reste d’elle rien autre qu’un nom de plus au Catalogue; si elle le poursuit de son amour, de ses supplications ou de sa haine il n’a de cesse que de l’éloigner ou de fuir.

De Tirso de Molina à Richard Strauss, en passant par Molière, Mozart, Pouchkine et nombre d’autres, la figure de Don Juan continue de s’enrichir. Tous se sont emparés du personnage et l’ont développé ou interprété de façon parfois réductrice : faire de don Juan un érotomane, un impuissant, un homosexuel refoulé ou un homme écartelé entre la poursuite des femmes et une quête intellectuelle et spirituelle ne rend pas entièrement compte de la complexité du destin de cet homme dont le nom même, dans une interprétation superficielle, est devenu l’archétype du séducteur et du menteur sans scrupule.

Dans cette fable tragi-comique où circulent filles et femmes, jeunes ou vieilles, brunes ou blondes, rondes ou maigres, le Catalogue qui en consigne la liste minutieuse joue un rôle central. Que signifie l’accumulation des conquêtes? Narcissisme triomphant, vanité insatiable d’un libertin, peur d’être aimé, peur d’aimer, ou encore quête d’une femme déjà connue et qu’il aurait perdue, plusieurs pistes se proposent, vers lesquelles nous conduit cette accumulation étonnante lorsqu’examinée à la lumière d’une absence remarquable : aucune figure maternelle dans cette histoire.

Le défi est l’un des traits les plus constants du caractère de don Juan : il ment, rejette l’autorité, bafoue les droits légaux d’une épouse aussi bien que les « liens sacrés » du mariage ou le respect dû aux vierges, insulte le père – le gardien de la Loi, le Juge – jusqu’à l’ultime bravade : il défie le ciel même. Rien ni personne n’échappe à sa pulsion iconoclaste. Chez Molière, une transgression pourtant lui est évitée puisque la question, oh combien embarrassante, d’un éventuel amour érotique du fils pour sa mère ne saurait se poser in absentia; car, si don Juan était fidèle à lui-même et qu’il ait une mère, il voudrait probablement la séduire, tabou à quoi aucun auteur raisonnable et surtout pas son créateur supposé le frère Gabriel Télles (vraie identité de l’espagnol Tirso de Molina), n’aurait pu se résoudre: s’il y avait une mère, il devrait la « respecter ». Mais si  Juan respectait un interdit, il ne serait plus don Juan. Le plus commode était d’éliminer la mère… D’autres interprétations sont possibles : sa propre peur d’aimer et de s’attacher le contraindrait à s’arracher des bras d’une femme, dès que saisie; ou inversement le spectre de la toute-puissance de la mère dans l’épouse lui fait horreur; il abandonne Elvire que pourtant il re-séduirait volontiers.

Une autre hypothèse proposerait que le motif principal du thème se développe précisément à partir de cette absence de la mère. Femme unique de notre vie, déjà trouvée et pour toujours perdue, en regard de qui toutes les autres sont des leurres interchangeables, et, à proprement parler, in-signifiantes. La même, peut-être, que poursuivait Verlaine:

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant 
D'une femme inconnue, et que j'aime et qui m'aime, 
Et qui n'est chaque fois ni tout à fait la même 
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend. 
Car elle me comprend [...]

Qui d’autre que la mère idéale du nourrisson comblé?

 

Don Juan dans le miroir du père et de la mère

Seule une femme s’est fermement refusée au Séducteur . Hasard? C’est doña Anna, fille et apparemment seule femme dans la vie du Commandeur tout-puissant, magnanime, gardien inflexible de l’honneur: on chercherait en vain la trace d’une mère d’Anna ou d’une épouse dans cette histoire.  L’amour de ce père semble la rendre inapprochable, interdite et invulnérable à toute séduction sexuelle (ne pèse pas très lourd le fiancé Ottavio, l’anti-don Juan pour ainsi dire tant il est aimant, vertueux et docile); oserons-nous dire qu’Anna est comblée, qu’elle n’a besoin d’aucun autre homme? Ce n’est sans doute pas si simple! Nous voici peut-être devant le secret des mille et trois autres femmes qui ont cédé au Séducteur; ce qu’elles croyaient obtenir de merveilleux, le mensonge auquel elles n’ont pu résister, la fascination qui a convaincu vierges, fiancées, jeunes épousées de lui livrer leur corps trouveraient leur source dans l’illusion de l’amour enfin conquis du père interdit, en miroir inconscient pour ainsi dire à la quête par don Juan d’une mère disparue pour toujours. À chacune Juan dit ce qu’elle veut entendre au point de s’en faire passionnément ou tendrement aimer. Elles n’ont pas compris qu’il ne peut promettre le « tout, pour toujours » dont elles rêvent et qui les comblerait; ce qu’il veut d’elles en réalité c’est seulement « toute, tout de suite », les laissant vides et démunies.

L’humiliation, le désespoir, la fureur même de ces mille et trois femmes trompées exigent un châtiment terrible; c’est ainsi que seule la Mort, l’ultime invitée – peut-être l’ultime désirée – sera portée par l’invincible rival, père d’Anna, le Commandeur, dont la poigne de marbre conduira le dépravé dans l’abîme enflammé, le punissant et vengeant du même coup tous ceux et celles qu’il a trahis, sous les yeux du pauvre Sganarelle, le serviteur, personnage dont Molière a déjà fait un cocu (imaginaire mais quand même), trahi lui aussi puisqu’il aura perdu les gages de son dévouement.

C’est ainsi que s’achève la liste autrement sans fin du Catalogue, liste festive et triste de femmes habitées par la nostalgie du père indestructible, dupées par un don Juan qui, à son tour, n’a pas su faire le deuil comme on dit d’une mère à jamais perdue.

 

 

Illustration: Don Juan et son valet Leporello (le Sganarelle de Molière dans l’opéra de Mozart), Peinture de Max Slevogt