Elle est deux, papillon de jour, à exiger l’impossible de la vie, mais elle oublie de se compromettre, à chercher l’essentiel, mais elle vit de chimères. - Célyne Fortin
Célyne Fortin:
Se dire écrivaine ? Mais « qu’est-ce qu’écrit une écrivaine ? » comme me demandait déjà un agent des douanes françaises. Je lui avais répondu : « des haïkus ». À cette question, je réponds ici par une autre question : pourquoi écrire, pourquoi j’écris ? À l’encontre de Jorge Semprun, qui confiait : « Il est vrai qu’en 1947 j’avais abandonné le projet d’écrire. J’étais devenu un autre, pour rester en vie », j’ai besoin d’écrire pour rester vivante même si un jour, déjà lointain, j’avais choisi de vivre avant d’écrire. Toutefois il y a trente-cinq ans, quand j’ai commencé à écrire, je savais pourquoi : c’était pour ne pas mourir. Quelques années plus tard, j’écrivais pour rester vivante. Maintenant, je vieillis et la mort commence à me faire de l’œil, pourquoi écrire encore? Pour me donner une identité? Mes premières écritures avaient pour titre : « Laisser sa trace ou se piquer une trail ». Pourquoi tant chercher à avoir un nom, à assurer un « Je », à l’assumer? « L’illusion de l’identité » comme Denise Brassard le dit si bien. Peut-être vaudrait-il mieux la laisser vivre à l’intérieur, parmi le Nous dont finalement elle a toujours fait partie…
Ceci étant dit, l’identité ne commence-t-elle pas par avoir d’abord son propre nom? Voilà que sous mon nom quand je l’écris dans Internet, je retrouve une musicienne (ce n’est pas moi, je chante faux), une femme médecin, une marchande de sirop d’érable, une éleveuse de lapins, vingt-cinq Françaises et deux infirmières (je l’ai déjà été !). Cela ne m’aide pas à dire qui je suis. Je serais un « Je » qui cherche son identité, et qui, le plus souvent, se confond avec un « Nous » familial. Depuis ma naissance, mon « Je » vit parmi tant de monde! D’abord au sein d’une grosse famille puisque je suis la neuvième de dix enfants d’un père et d’une mère venant de familles tout aussi nombreuses. Dans ma toute petite enfance, j’ai passé six mois à l’hôpital où l’on peut présumer qu’il ne devait pas manquer de personnes autour de moi. Toutefois elles devaient venir à ma rencontre parce que j’étais immobilisée dans un lit avec cordes et poulies. Une autre hospitalisation suivra à l’âge de douze ans. Cette fois, c’est depuis un carcan de plâtre que je communiquerai avec un entourage aussi nombreux qu’étranger.
C’est peut-être de là qu’est né le sentiment d’être une intruse, de ne pas vraiment faire partie d’un groupe, d’être deux. Celle « familière à » et celle de « l’autre côté de ». Celle qui aime et celle qui ne croit pas. La généreuse et celle qui se protège. Celle qui pleure souvent et celle qui aime rire tout autant. Et c’est peut-être aussi de ces longs alitements que me vient ce goût, ce désir très souvent, de me retrouver ailleurs comme si le présent n’était jamais satisfaisant.
Suivirent des années d’études pour devenir infirmière. L’école d’infirmières et l’hôpital ne faisant qu’un, mon « petit Je » ne manquait pas de « elles ». Et l’enthousiasme n’était pas très grand ! Je voulais plutôt devenir une artiste en arts visuels. Plus tard, René (mon compagnon de vie depuis quarante-trois ans) et moi avons décidé de fonder une famille, moins nombreuse que les nôtres, mais nous avons, pour combler, créé aussi une « famille littéraire » dans une maison d’éditeurs. Et voilà que mon « Je » sera replongé dans un « Nous » communautaire où il lui faudra être « un Autre ».
Et Célyne Fortin poursuit:
Depuis un certain temps, je voudrais n’être que moi et ce n’est pas facile. L’auréole du « Je au Nous » est difficile à faire disparaître. Il y a encore beaucoup de cordes qui retiennent le Je à l’intérieur du Nous, mais je voudrais prendre mon essor, voler, ne plus voir le Nous de l’intérieur, mais participer à la vie active du Nous devenu un Je à l’intérieur de « son Je ». Bien entendu, c’est la grâce que « Je Nous » souhaite…
Je ne veux plus être le produit d’une famille, d’une institution littéraire, d’une société de consommation, du jetable à peine entamé. C’est pourquoi, dans la peinture, j’épuise le geste. Dans la vie je veux aller au bout de l’expérience. Je m’épuise et épuise mon entourage. Pour tout dire je suis intense! Je voudrais être autre et ailleurs tant dans ma vie de tous les jours que dans le monde de la création. C’est pourquoi j’ai de la difficulté à vivre dans le présent. Souvent mon corps et mon esprit veulent se retrouver dans un autre univers.
Je connais qui je suis. Je suis Célyne Fortin, mais depuis ma prime enfance, j’ai de la difficulté à m’accepter « tout entière ». Je suis deux, celle « qui est » et celle « qui doit devenir ». Toutefois rien et personne n’arrivent à me changer. S’il y a changement, je sais qu’il viendra nécessairement de l’intérieur. J’accepte mal qu’on veuille parfois que je sois quelqu’un d’autre ou autrement que ce que je suis. Quand nous naissons que sommes-nous de moins que ce que nous serons quand nous mourrons? Est-ce que le temps et le regard des autres ont de l’importance pour définir l’empreinte que nous laisserons ?
Je m’en allais vers l’infini des ténèbres! Il faut avoir voulu mourir pour comprendre qu’en écrivant on reste vivant:
Deux, vivant un règne entier à craindre la solitude grise et nier la vieillesse".
Célyne Fortin
de Célyne Fortin, La grande nuit qui va venir…
Illustration: Un silence immense, Célyne Fortin
Le poème La grande nuit qui va venir fait partie du recueil Ici et Au-delà (avec seize oeuvres de l’Auteure) publié en 2016 à Montréal par Les Heures bleues que nous remercions ainsi que Célyne Fortin de nous avoir aimablement autorisés à le reproduire dans la série:
« Poètes du Québec – Voix du Nouveau-Monde »