Antonin Artaud et Van Gogh

Autopsie d’une rencontre

 

La découverte simultanée de l’œuvre éblouissante de Van Gogh et de son destin lamentable conduit Artaud à écrire d’un seul jet Van Gogh, le suicidé de la société, texte en forme de manifeste et de testament, réponse à la question commune: génie, ou folie? et au diagnostic social et médical posé au sujet de nombreux créateurs – dont il fait partie : il n’est pas comme nous, il nous dérange, alors il est fou. «J’ai passé le stade de la protestation, dit-il, tout ceci n’est pas de la philosophie mais de la guerre. »

 

Arles, décembre 1888

Vincent Van Gogh est retrouvé dans son lit, le lobe de l’oreille gauche tranché; nous n’avons aucune certitude sur la raison de cette automutilation. Une pétition signée par une trentaine de personnes demande l’internement ou l’expulsion du peintre hors de la ville : on lui reproche de troubler l’ordre public. Le médecin demande son internement pour « hallucinations auditives et visuelles » alors que le commissaire de police conclut dans son rapport que Van Gogh pourrait devenir dangereux pour la sécurité publique. Sur ordre du maire, il est interné d’office à l’hôpital d’Arles. Le 8 mai 1889 il quitte Arles pour l’asile d’aliénés de Saint-Rémy-de-Provence où il reste un an, jusqu’au 19 mai 1890.

 «Je sens en moi une force que je dois développer, un feu que je ne puis éteindre et que je dois attiser, bien que je ne sache pas vers quelle issue elle me mènera et que je ne sois pas étonné qu’elle fût sombre. » Moins de 2 mois après sa sortie, au milieu des champs, il se tire un coup de fusil dans le ventre, dont il meurt deux jours plus tard, à 37 ans. Dans sa dernière lettre, trouvée dans sa poche le jour de son suicide, il écrit: Eh bien vraiment nous ne pouvons faire parler que nos tableaux.

 

Paris, janvier 1947

 Antonin Artaud voit pour la première fois les toiles de Van Gogh, suicidé un demi-siècle plus tôt. Il est ébloui par cette œuvre … «en pleine convulsion…La peinture de Van Gogh aura été celle d’un temps où il n’y eut pas d’âme, pas d’esprit, pas de conscience, pas de pensée, rien que des éléments premiers tour à tour enchaînés et déchaînés». Il reconnaît sa propre histoire dans celle du peintre qui est rejeté parce que dérangeant qui reconnait: «Eh bien, mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison a fondu à moitié»; l’accusation de folie, le déclassement social et le statut d’artiste maudit lient le peintre et le poète, tout comme leur hypersensibilité, leur marginalité, leur instabilité et leur intense créativité. Les lient aussi l’inhumanité de l’internement et la barbarie des traitements que les médecins leur ont fait subir, et qu’ils dénoncent inlassablement.

C’est alors qu’il écrit Van Gogh, Le suicidé de la société. Cri de rage, imprécation et autoportrait, plaidoyer pour l’ «aliéné» : « il y a dans tout dément un génie incompris dont l’idée qui luisait dans sa tête fit peur», et réquisitoire contre la société — « un aliéné est aussi un homme qu’elle n’a pas voulu entendre et qu’elle a empêché d’émettre d’insupportables vérités». Il choisit son camp : contre la société et du côté de ceux qui ont connu le destin tragique d’avoir été internés.

Ce n’est pas telle ou telle forme de société qu’Artaud condamne, mais LA société, sa substance, sa structure, tous ses modes de fonctionnement. Il l’a vue à l’oeuvre dans les hôpitaux où il a été « soigné ». La liberté qu’il goûte depuis quelques mois ne suffit pas à effacer neuf ans d’internements psychiatriques successifs où il a été assommé, drogué, inhibé par des camisoles chimiques, cures de soins entrecoupées d’électrochocs… À Rodez, entre autres :« j’avais passé par 3 ans de mise au secret, 5 mois d’empoisonnement systématique, et 2 ans d’électrochocs saupoudrés de cinquante comas. Un homme n’est plus lui après tout cela.»

Gérard de Nerval, Edgar Poe, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche, Van Gogh, et après eux Nelligan, Camille Claudel et bien d’autres, étaient-ils fous parce qu’ils dérangeaient les faiseurs de bienséance, de mode, de morale, d’esthétique, prêtres de religions visibles ou déguisées,  flics, médecins, professeurs et savants ?

«Ils ne sont pas morts de rage, de maladie, de désespoir ou de misère, ils sont morts parce qu’on a voulu les tuer. Et la masse sacro-sainte des cons qui les considéraient comme des trouble-fête a fait bloc à un moment donné contre eux … Car on ne meurt pas seul, mais toujours devant une espèce d’affreux concile, je veux dire un consortium de bassesses, de récriminations, d’acrimonies. Et on le voit.» Testament qui alimentera la réflexion de l’antipsychiatrie des années ’70, et qui fera sans doute évoluer les pratiques asilaires…

 « Car ce n’est pas pour ce monde-ci, ce n’est jamais pour cette terre-ci que nous avons tous toujours travaillé, lutté, bramé d’horreur, de faim, de misère, de haine, de scandale, et de dégoût, que nous fûmes tous empoisonnés, bien que par elle nous ayons tous été envoûtés, et que nous nous sommes enfin suicidés, car ne sommes-nous pas tous comme le pauvre Van Gogh lui-même, des suicidés de la société.»

 

Écoutons Antonin Artaud :

Van Gogh – auto-portrait  (fragment)