Baudelaire, le Poète maudit
Le spectacle poignant d’un immense oiseau capturé impose l’image d’un être différent, totalement étranger au monde qui l’entoure, dans sa rencontre douloureuse et tragique avec un univers où la Beauté – la sienne, et celle du monde – envahie par la noirceur, est obstinément méconnue et raillée. Semblable à l’Albatros empêché de voler, livré aux railleries des marins grossiers et brutaux qui ne voient en lui qu’un infirme, l’élan de Baudelaire, le poète maudit, vers la Beauté le rend ridicule aux yeux des hommes ordinaires, qui font tout pour le soumettre et l’humilier. Il lui faudra être mort pour être enfin reconnu, et même vénéré (Arthur Rimbaud: « le vrai Dieu » ; André Breton : le « premier surréaliste » ; Paul Valéry: « le plus important des poètes ».)
Baudelaire, qui a mené une vie en opposition profonde avec les codes moraux de son époque, rejeté par la société bourgeoise, poursuivi en justice pour immoralité (l’Albatros est interdit de publication parce que jugé « scandaleux et révolutionnaire » !) fait l’expérience quotidienne de l’incompréhension de ceux qui l’entourent. C’est que son esthétique rejette radicalement les goûts bourgeois de son temps; il inaugure, avec l’unique recueil publié de son vivant les Fleurs du Mal, la modernité et la liberté en poésie.
Le Beau et le Mal
Lettré, fils d’un homme des Lumières, Baudelaire n’a pas choisi au hasard le grand oiseau blanc et noir que l’on appelle albatros : la juxtaposition des mots latins « alba » (la blancheur, l’aube des Élus, la couleur de la perle) avec « atros » (le noir, le malheur, l’obscurité) matérialise les liens indissociables que le poète tisse entre le Beau et le Mal. Idée qu’il résume bien dans la dédicace de son recueil à Théophile Gauthier: « …je (vous) dédie ces fleurs maladives »…
Par-delà l’allégorie du poète comme l’albatros injustement traité, le poème a une portée qui nous rejoint tous ; la scène qui se joue sur les planches du navire est une comédie tragique où la bêtise de l’homme se révèle lorsqu’il est confronté avec ce qu’il ne reconnaît pas. Ce bateau sans âme, sans capitaine, qui emmène des hommes ignorants et médiocres dans l’errance d’une traversée sans but, c’est celui-là même qui emporte nos sociétés inconscientes ou insouciantes de la valeur de qui est trop différent de nous, et du respect que le vivant, animal ou humain, devrait commander. Ainsi le poème de l’Albatros, au-delà de sa beauté formelle, s’adresse directement à nous, dans notre fermeture, notre méchanceté et nos hypocrisies. Souvent, pour s’amuser les hommes se détournent de l’essentiel en se livrant à des occupations indignes ; pour « meubler » l’ennui, ils détruisent celui qui est sans défense.
Et nous ?
La valeur d’actualité permanente pour ainsi dire et sa force intemporelle font qu’une œuvre, un texte, un mot, une image, traversent le temps et continuent de nous rejoindre. C’est ainsi que la capture et l’humiliation de l’albatros n’illustre pas seulement la thèse romantique de l’exclusion du poète : Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer; Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher; elles dépeignent la condition des minorités dans une société qui les ignore et les méprise, évoquent le Christ « bouc émissaire » tourné en dérision et finalement crucifié par les hommes, ou Socrate lynché par ses compagnons; ou il n’y a pas si longtemps les rires des bûcherons épuisés et ivres devant les spectacles grotesques de leur taverne; ou, très près de nous, ici même, le rejet des supposés malades mentaux, la fureur homophobe, le ricanement des enfants ou nos regards embarrassés se détournant devant des infirmes maladroits, chacun pourtant, notre semblable. L’incompréhension devant les faibles, les mal adaptés, les déshérités, alimente nos moqueries – j’oserais dire notre sadisme inconscient ; nous participons alors de leur humiliation; mais, en les excluant comme si nous étions supérieurs à eux, c’est nous-même que nous humilions.