Les fables
Le déguisement animal, la simplicité apparente de leur forme et la banalité des histoires qu’elles racontent semblent destiner les fables aux enfants. Inspiré par les grands fabulistes de l’Antiquité – et surtout le grec Ésope et le latin Phèdre – qui enseignent que leur vocation est d’instruire en divertissant, La Fontaine sait aussi que pour instruire il faut plaire. Mais il ne vise pas seulement l’instruction des enfants. De faire sourire a l’avantage d’atténuer la noirceur de ses propos lorsqu’il dénonce les illusions ou souligne les mauvaises actions de ses contemporains: car c’est aussi à eux qu’il s’adresse.
Une lecture adulte des Fables révèle une pensée qui interroge plutôt qu’elle ne répond. Sur le modèle des contes d’animaux qui font partie du répertoire traditionnel de la contestation politique et sociale, La Fontaine critique les monarques absolus, leurs conseillers soumis et flatteurs, les injustices sociales; en philosophe, il dénonce la violence des rapports de force et les faiblesses de la nature humaine; il partage avec nous ses observations les plus profondes sur la vie, l’amour et la mort. Moraliste mais jamais moralisateur, il porte un regard lucide sur la société qui l’entoure. Grâce à la grande distance qu’il prend lorsqu’il écrit sur les acteurs politiques et les événements de son temps, ses observations sont porteuses d’une vérité universelle et se révèlent d’une actualité féroce, quels que soient le régime et les systèmes politiques en cause – de la loi « naturelle » (Loi de la jungle) jusqu’à nos démocraties libérales, en passant par les monarchies, les corporatismes et autres formes d’exercice du pouvoir, manifestes ou camouflées.
Jean de La Fontaine (1621-1695)
Comme beaucoup de ses contemporains La Fontaine continue de rêver d’une société pastorale. Mais Versailles se construit et le Roi est Soleil : avec l’accroissement des pouvoirs de l’État et de l’argent s’effondrent les rêves d’héroïsme et de générosité. De plus, vers la fin du XVIIe siècle, la Querelle des Anciens et des Modernes annonce la naissance d’une nouvelle esthétique et d’un nouveau rapport avec la Tradition.
Il a quarante ans ; ses contes licencieux, charmants et désuets sont interdits ; sa fidélité à son ami et mécène Fouché en disgrâce fait de lui un opposant au Régime ; tenu à l’écart des honneurs et des récompenses, il est exclu de l’environnement du Roi. Il entreprend alors la publications de ses fables, dont la rédaction et l’impression s’étendent sur une trentaine d’années. Espérant se faire pardonner, il en offre le premier recueil (124 fables) au fils de Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse, le Dauphin alors âgé de sept ans, avec une dédicace :
…l’histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons:
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes;
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes…
Mais ses tentatives pour adoucir le Roi et son ministre Colbert, ses dédicaces aux enfants puis à la maîtresse de Louis XIV, n’auront aucun effet. Son œuvre se développera donc en marge de l’organisation officielle du monde littéraire et des largesses de la Cour.
Le Loup et l’Agneau
Ici il est intéressant de rappeler que La Fontaine a étudié le Droit à Paris où il acquiert un diplôme de licencié en Droit pour 20 écus, qui lui donnent le titre d' »avocat en la cour de Parlement ». C’est dire qu’il est pleinement averti des mœurs avocassières ainsi que des dérives de la justice qu’il dénoncera souvent, et qu’il saura interpréter avec une lucidité particulière ses propres démêlés avec le pouvoir et ses avocats.
Directement inspiré du fabuliste latin Phèdre (qui écrit: « cette fable est faite pour ceux qui, sous de faux prétextes, oppriment les innocents. »), procès de la Justice et dénonciation de la Loi du plus fort, Le Loup et l’Agneau se présente comme un bref dialogue entre l’accusé et son accusateur. Ce qui est particulièrement insupportable, c’est que le Loup prétende avoir le droit de manger l’agneau en utilisant pour se justifier des arguments d’une mauvaise foi de plus en plus inacceptable. C’est l’abus de pouvoir.
La Loi et le Droit
Je laisse au législateur et aux philosophes du droit le soin de répondre à la proposition de Derrida : « … Que la raison, le droit et la force aient partie liée, que la raison juridique soit inséparable et intrinsèquement dépendante d’une violence fondatrice, comme de la force qui la conserve, sans laquelle elle ne pourrait avoir «force de loi»… ». Rousseau avait déjà posé la question: » Le droit n’est-il qu’une violence déguisée? »
Je ne commenterai pas non plus la question de la Vérité et du Mensonge dans les jugements (parjure, faux témoignages ou autres dérapages) pour m’en tenir à l’actualité la plus immédiate : nous qui vivons dans un pays dit civilisé et démocratique, nous attendons que les décisions de nos dirigeants appliquent rigoureusement les principes des Droits de l’Homme; nous croyons par exemple que les procès devraient toujours réparer une injustice, un déséquilibre. Cependant, l’observation de notre environnement: le théâtre électoral, la prétention d’égalité, le discours même de nos gouvernants (ah! la langue de bois!), les bizarreries apparentes de la Justice, nous porte à devenir cyniques vis-à-vis des institutions qui devraient être les plus respectées. Notre cynisme se transforme en peur lorsque d’autres États ou groupes utilisent la mauvaise foi, la force ou la terreur pour répandre leurs doctrines, affirmer leur puissance et étendre leur souveraineté; il ne faut pas se surprendre lorsque ceux qui pour des raisons diverses cherchent des maîtres à suivre et auxquels s’identifier se laissent entraîner par de tels projets de toute-puissance. Les Loups sont encore là, et ils ont encore raison.
La fable commence ainsi:
La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure…
https://youtu.be/5uArMByusGQ