Camus

Camus, la révolte, la littérature et l’engagement

Écrit pour notre temps

La vérité est toujours à construire,  comme l’amour, comme l’intelligence.
(Albert Camus)

 

Le Premier homme, titre posthume du roman inachevé auquel travaillait Camus pendant les années précédant sa mort à 47 ans dans un accident de voiture, l’amenait à porter sur l’Algérie le regard d’un homme capable à la fois de focaliser sur la douleur du temps à travers le prisme des souvenirs heureux et de s’émanciper d’une réalité désespérée… et à dire ses raisons de vivre, de vieillir et de mourir sans révolte, au-delà du sentiment de l’exil, ce creux que nous portions constamment en nous, cette émotion précise, le désir déraisonnable de revenir en arrière ou au contraire de presser la marche du temps, ces flèches brûlantes de la mémoire » (la Peste).

Le bonheur et l’angoisse

Né en Algérie le 7 novembre 1913, Albert Camus ne connaîtra pas son père, ouvrier agricole, tué un an après sa naissance au cours de la première bataille de la Marne. De sa mère, jeune servante d’origine espagnole qui ne sait pas écrire et s’exprime difficilement, bonne et douce bien que ne sachant pas caresser, en partie sourde, maladivement silencieuse, presque muette, il conserve un souvenir ineffaçable et poignant;  au plus fort de la guerre d’Algérie – dont il ne connaitra pas la fin – il déclareEn ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère.

Bon élève, grâce à son instituteur Louis Germain il obtient une bourse qui lui permet de poursuivre des études en philosophie qui, ainsi que le théâtre, le passionne. De cette enfance pauvre dont il n’a jamais guéri il conserve  le souvenir de l’ombre de la rue, de la misère et de l’incompréhension,  mais aussi celui des baignades, de l’école et du football, du soleil, et surtout de la mer. Retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer grande mer toujours labourée, toujours vierge, ma religion avec la nuit !  Elle nous lave et nous rassasie […] elle nous libère et nous tient debout Ses promenades à travers les ruines romaines et la mer en contrebas de Tipasa qui célèbre les noces de l’homme avec la mer, l’exaltent ; il découvre que  le monde est beau, et hors de lui, point de salut; et ajoute : le secret que je cherche est enfoui dans une vallée d’oliviers, sous l’herbe et les violettes froides. Autour d’une vieille maison qui sent le sarment… Qu’est-ce que le bonheur sinon l’accord vrai entre un homme et l’existence qu’il mène. Et plus tard : Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible (Noces à Tipasa).

Mais le jeune homme contracte bientôt une tuberculose qui  l’empêche de s’inscrire au doctorat en philosophie et sa vie se poursuit désormais dans la proximité de sa propre mort. Les premiers traitements reçus vers 31 ans alors qu’il est déjà très atteint ne le guérissent jamais complètement : J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal. C’est dans la conscience de l’absurdité de la vie révélée très tôt par l’inévitabilité de la mort que se tissera la trame de sa pensée philosophique et de ses combats politiques, dans la certitude que le grand courage c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort.

De l’absurde à la révolte

Le sentiment de l’absurde est partagé par plusieurs écrivains majeurs de sa génération nés au début de la première guerre mondiale, impuissants à changer le monde et à trouver un sens à leur existence au travers du déchainement de conflits ouverts ou larvés qui sur une trentaine d’années se multiplient : la montée du nazisme et les premiers procès révolutionnaires, la guerre d’Espagne, la deuxième guerre mondiale, l’univers concentrationnaire et l’Europe de la torture et des prisons, les multiples insurrections et guerres d’indépendance, l’ombre de la menace nucléaire avec les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki , le début de la Guerre froide et la Guerre d’Algérie (1954-1962). Ces catastrophes insensées et inutiles sont à la source de la littérature et plus précisément  du théâtre «de l’absurde » . Pour Eugène lonesco ou Samuel Beckett l’angoisse du non-sens de la vie quotidienne est dénoncée par le rire ; pour les surréalistes, c’est l’art qui sauvera de l’absurdité : « ‘’Transformer le monde’’, a dit Marx. ‘’Changer la vie’’, a dit Rimbaud ; ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un « (André Breton) ; quant à Sartre, il pense que seul le communisme peut sauver l’humanité.

Chez Camus l’homme ne trouve sa noblesse qu’en prenant véritablement conscience de sa condition. Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme (Le Mythe de Sisyphe.) Ses livres et ses articles sont autant de témoignages de l’évolution de sa pensée : après l’Étranger et le Mythe de Sisyphe, puis la Peste – son premier grand succès de librairie -, la publication de l’Homme révolté en 1951, où il dénonce le totalitarisme, déchaine la fureur des existentialistes qui publient un article très critique dans les Temps Modernes, revue dirigée par Jean-Paul Sartre. En refusant l’utilisation de la violence comme moyen d’action politique et en quittant le Parti communiste après deux ans de militantisme, Camus s’attire le mépris de Sartre qui, quelques années auparavant, avait salué « l’admirable conjonction d’une personne et d’une œuvre ». Il l’attaque violemment : « D’où vient-il, Camus, qu’on ne puisse critiquer un de vos livres sans ôter ses espoirs à l’humanité » ; il l’accuse d’ « incompétence philosophique » à quoi Camus répond : Je suis las d’être critiqué par des gens qui n’ont jamais mis que leur fauteuil dans le sens de l’histoire.  Leur rupture est alors inévitable, comme avec plusieurs de ses amis du début de sa carrière.

La chute

Il devient l’objet d’attaques venant de toutes parts ; prenant position contre la peine de mort au moment où deviennent connues les tortures commises pendant la Bataille d’Alger, François Mauriac condamne : « Abolir la peine de mort quand on rétablit la torture ? Un peu de logique, voyons, Camus ! » Sur l’un de ses plus beaux livres, l’Exil et le Royaume, le directeur du Mercure de France Gaëtan Picon écrit: « Ici nous sommes ramenés à l’entre-deux, à la confusion, au mixte discret de l’existence ordinaire ».

Camus doute de lui; il ne se croit plus capable de créativité. Je comprends qu’on discute mon œuvre. C’est à moi qu’elle parait discutable, et en profondeur. Mais je n’ai rien à dire si on fait le procès de ma personne. Toute défense devient ainsi apologie de soi. Et ce qui est frappant, c’est cette explosion d’une détestation longtemps réprimée […] Je ne m’explique pas l’extrême vulgarité de ces attaques. […] Ces messieurs veulent, appellent, exigent la servitude. Ils seront probablement servis. A leur santé. » …  Trois ans pour faire un livre, cinq lignes pour le ridiculiser et des citations fausses. (Carnets)

La Chute (1956) est sa dernière œuvre achevée, traversée par un pessimisme que rien ne semble pouvoir éclairer, si ce n’est la tristesse de se sentir mal compris et critiqué sans appel par certains de ses anciens amis pour avoir choisi la révolte plutôt que la révolution ; ni victime ni bourreau il veut croire à la recherche et à l’évidence de la vérité, disant aussi qu’il sent son œuvre encore bien insuffisante; à des amis il confie: je commence seulement à savoir ce que c’est que d’être un écrivain. Il prend ses distances et s’éloigne de l’actualité, cette « viande sournoise » selon le mot de son ami le plus proche et toujours fidèle, le grand poète René Char.

Le prix Nobel

Le discours de Suède

Condamné par les «intellectuels de gauche » pour sa critique du communisme et par les Surréalistes pour ses positions sur le rapport entre littérature et engagement  mais encensé par le public des lecteurs, en octobre 1957 le prix Nobel de littérature lui est attribué « pour l’ensemble d’une œuvre qui met en lumière avec un sérieux pénétrant les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes ». Il a 44 ans.

Dans son discours de réception du Prix qu’il dédie à l’homme le plus important de sa vie, l’instituteur qui lui a permis de poursuivre ses études, Camus confirme l’exigence éthique qui sous-tend toute son oeuvre: Ce qui m’a soutenu, dans les circonstances les plus contraires, tout au long de ma vie : l’idée que je me fais de mon art et du rôle de l’écrivain… Le rôle de l’écrivain ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Il doit assumer sa condition et sa responsabilité d’homme dans toutes ses dimensions : individuelle, culturelle, sociale et politique. L’écrivain ne peut survivre que dans la société et non en dehors d’elle ; il devra dire la vérité, refuser de cacher ce qu’il sait et résister à l’oppression. Dans son deuxième discours prononcé à l’Université d’Upsal, Camus s’explique sur sa conception de la liberté : La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. Il dénonce la société des marchands qui utilise le mirage des libertés pour instituer une oppression de fait. Il insiste encore sur la responsabilité sociale de l’artiste. Tout véritable écrivain, tout véritable artiste, doit créer contre cette société, mais sans céder à l’idéologie soviétique et au « réalisme socialiste » : vouloir l’imposer appartient à la tyrannie. Dans ce monde-là, ajoute-t-il, l’art culmine dans un optimisme de commande, le pire des luxes justement, et le plus dérisoire des mensonges.

Comme Sisyphe, chaque génération devra se battre contre l’instauration des royaumes de la mort ; la génération à venir aura surtout à se battre pour éviter que le monde ne se défasse sous la pression de la destruction et des fanatismes toujours à l’œuvre. Il appartiendra aux hommes non pas de refaire le monde, mais de l’empêcher de se défaire. Ils devront lutter contre les formes d’oppressions aussi diverses soient-elles et ne pas mettre leur intelligence au service de la tyrannie, ils devront créer une nouvelle solidarité des nations dans la paix et le respect.

En maintenant la beauté, nous préparerons ce jour de renaissance où la civilisation mettra au centre de sa réflexion, loin des principes formels et des valeurs dégradées de l’histoire, cette vertu vivante qui fonde la commune dignité du monde et de l’homme et que nous avons maintenant à définir en face d’un monde qui l’insulte. ». (l’Homme révolté)

Anticipation si clairvoyante et si terriblement actuelle, exigence si haute et si admirable…

 

Discours de Suède, Camus, extraits

 

 

 

Photographies: Albert Camus

D’autres illustrations à l’adresse Facebook:  @lecturesdanielleros