Celui qui ne danse pas est coupé de la réalité. Nietzsche
Que se passe-t-il dans ces moments qui nous échappent, quand un mouvement nouveau s’empare de nous comme une danse, où nous sommes à la fois totalement ici et emportés vers un ailleurs qui se découvre? et nous sentons que quelque chose se crée que nous avons besoin de partager pour en être sûrs.
Maurice Jean Berger, fils du philosophe Gaston Berger, est né le 1er janvier 1927 à Marseille: Ma première volonté était de faire du théâtre. J’adorais toutes les formes de spectacle, l’opéra entre autres. Je suis venu à la danse un peu par hasard et me suis passionné pour elle. On m’a dit au départ, sans doute avec raison, que je n’étais pas très doué. C’est pourquoi je me suis acharné afin de prouver aux autres et à moi-même que je réussirais. Animé par cette idée fixe, je n’ai guère eu le temps de m’interroger par ailleurs. Sa formation, d’abord classique, se déroule à l’Opéra de Paris; dès ses premières leçons, il se sent médiocre; il ne pourra probablement jamais devenir un grand danseur: il décide qu’il deviendra chorégraphe. Amoureux de la scène il prendra pour pseudonyme le nom de l’épouse de Molière, Armande Béjart, et témoignera plus tard de cette filiation en montant Molière Imaginaire à la Comédie-Française.
Il devient Maurice Béjart et refuse les contraintes de la danse « classique ». Curieux et cultivé, il puise à toutes les sources, des plus occultes et lyriques aux plus humoristiques ou quotidiennes. Il utilise aussi bien les formes et les musiques rituelles que les propositions les plus avant-gardistes. C’est ainsi qu’en 1955 , en collaboration avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry – qui pour le studio d’essai de la RTF menaient alors des expériences sonores et dont c’était la première oeuvre de musique concrète – inconnu, il présente à Paris un spectacle incomparable et puissant, la Symphonie pour un homme seul . Puis, affirmant la liberté de son inspiration, à peine un an après le choc de sa Symphonie il chorégraphie le Balayeur sur un texte ironique et charmant de Jacques Prévert : un balayeur se laisse distraire de son travail par les très belles filles qu’il croise sur le chemin de son balai; irritation de son Ange gardien qui lui fait la leçon et tente de le rendre vertueux; en vain. Pour finir, le balayeur s’en va sur un pas de danse avec une diablesse et le poème-chanson- ballet s’achève sur la défaite (prévisible!) de l’Ange:
L’Ange gardien essuie une larme
ramasse le balai
et balaye… balaye… balaye… balaye…
in-exo-ra-ble-ment. (Jacques Prévert)
* * *
J’ai une lointaine ascendance africaine, écrit Béjart; peut-être retrouvais-je instinctivement ces racines… Le président Senghor me disait un jour que pour un Africain, le poète authentique devait être capable de chanter et de danser ses poèmes. L’on retrouve là Nietzsche et Zarathoustra et ce que je sentais moi-même de façon diffuse : la vision d’un théâtre intégral. Ces spectacles où règne le mélange des genres suscitaient autant de critiques scandalisées de la part des tenants de la « belle danse » que de louanges pour l’audace et la nouveauté de ce qui était donné à voir; ils inauguraient une longue série de chorégraphies désormais reconnues et saluées pour leurs trouvailles esthétiques et techniques qui ouvraient la voie à de nouvelles expériences et les ont inspirées, et suscitaient de nouvelles attentes vis-à-vis du drame dansé, qui ne sont pas éteintes.
Dans sa Lettre à un jeune danseur, en 2001, Béjart écrit :
[…] les classifications en danse ont créé une sorte de racisme et Dieu sait si le racisme, absurde théorie, empêche toujours une vision, évolution véritable.
Il n’est de grande période artistique que de métissage, entre un passé retrouvé et un nouvel horizon découvert entre un pays découvert et un passé réactualisé, entre des cultures et des techniques en apparence antagonistes mais en réalité complémentaires …
Je suis contemporain, post-africain, pseudo-classique, minimo-japonisant, moderno-argentin, folklorico-rétro et indo-petipatiste.
L’Autre chant de la danse
Cet homme curieux et inquiet, à la recherche toujours recommencée d’un Autre, de l’inconnu qui se dérobe, en quête d’une impossible communion universelle, brûlant du désir d’être reconnu et accepté, est-ce Maurice Béjart lui-même? peut-être. Je ne parlerai pas ici de sa vie privée abondamment commentée, ni n’essaierai de justifier l’admiration inconditionnelle des uns ou la condescendance hautaine des autres; un peu comme pour Prévert, le grand public a été rapidement conquis mais le milieu de la danse – classique aussi bien que contemporaine – déclare encore parfois un certain éloignement vis-à-vis l’oeuvre de ce précurseur; trop populaire, probablement… Pour ma part, j’ai eu le bonheur d’assister à plusieurs de ses premières chorégraphies, et en garde un souvenir ineffaçable. Je veux seulement insister aujourd’hui sur ce qu’il écrit du moment inouï où les rythmes décousus du quotidien font place à un autre rythme, une autre respiration, inspiration en vérité, un espace dans lequel se déploient intimement et le corps et l’écriture par le surgissement de « l’acte pur des métamorphoses » (Valéry), moments que les poètes et tous les artistes connaissent bien et qu’il tente de traduire en mots dans son livre L’Autre chant de la danse: ce que la nuit me dit.
C’est ainsi qu’il rejoint plusieurs philosophes, artistes, poètes, comme son contemporain Francis Ponge qui se décrit lui-même en train d’écrire: Chez moi, voici comment je travaillais en général : les pieds sur la table, pour ne pas travailler comme on travaille à l’école, pour me mettre dans une espèce d’état second dans lequel la nécessité complète passant par mon corps et aboutissant à ma plume par l’intermédiaire de mon bras, ce que j’inscris est une espèce de trace de ce qu’il y a de plus profond en moi, à propos de telle ou telle notion. […] Je travaillais donc avec l’irrationnel venant de la profondeur de mon imprégnation, de mon imprégnation enfantine, venant du fond de mon corps, et ça, ce n’est pas si loin, si vous voulez, d’une démarche comme celle d’Artaud, mais avec cette différence essentielle que j’avais l’alphabet sur le mur, le dictionnaire sous moi, et que je savais parfaitement que ce que j’allais faire, que ce que je faisais était un texte. (Entretiens avec Philippe Sollers)
… comme Paul Valéry : […] tous les arts, par définition, comportent une partie d’action, l’action qui produit l’œuvre, ou bien qui la manifeste. Un poème, par exemple, est action, parce qu’un poème n’est qu’au moment de sa diction : il est alors en acte. Cet acte, comme la danse, n’a pour fin que de créer un état ; cet acte se donne ses lois propres ; il crée, lui aussi, un temps et une mesure du temps qui lui conviennent et lui sont essentiels : on ne peut le distinguer de sa forme de durée. Commencer par dire des vers, c’est entrer dans une danse verbale. (Philosophie de la danse)
… comme Friedrich Nietzsche qui affirme qu’il ne pourrait croire en un Dieu qui ne saurait danser et que Béjart admire au point de créer, alors qu’il entre dans sa 80e année un ballet où l’on retrouve sa vie tout entière, sa raison d’être, sa passion pour le mouvement des corps , intitulé Zarathoustra, le chant de la danse, et de lui emprunter un titre de la troisième partie d’ Ainsi parlait Zarathoustra pour la publication de ses pensées sur son art dont suit un court extrait : L’autre chant de la danse.
… tout est danse
Illustrations: Portraits de Maurice Béjart, Guy Martin photographe
D’autres illustrations sur Béjart et ses sources, à l’adresse FB: @lecturesdanielleros