L’autre jour, nous discutions entre amis de l’avenir des réseaux sociaux, de leur impact sur la culture et sur notre vie; les raisons de leur popularité furent abordées, suscitant bien entendu de multiples avis et leur contraire; certains soulignaient l’inestimable échange d’information qui y circule, en oubliant peut-être que ces mêmes informations se trouvent déjà sur la Toile, à la disposition de qui veut bien les chercher. Nos réflexions nous menèrent à la notion de séduction numérique : Facebook met tout en place pour nous noyer dans les bonheurs et les douleurs de l’Ego, disaient les uns; les autres, sans être en désaccord absolu, faisaient valoir que le narcissisme est un élément incontournable de notre construction d’humain, qu’il nous incite à nous dépasser et que de se mettre en valeur n’est point péché. Alors, nous demandions-nous, être ou n’être pas sur Facebook?
Cette question me dérangeait: voici plusieurs semaines que je m’étais écartée des murs de Facebook, je n’était pas sûre que ce soit une bonne décision, et n’étais pas prête à en parler ce soir-là; je pensai donc à autre chose. D’abord me vint à l’esprit ce que Freud nous avait appris; selon lui, le narcissisme témoigne de cette forme de sensibilité par laquelle être aimé ou admiré compte plus qu’aimer ou admirer, ce qui conduirait à toujours dépendre de l’Autre alors même qu’on le dévalorise et que l’on croit n’avoir pas besoin de lui. Mais qu’il vienne à nous rejeter, et nous sommes déstabilisés et furieux, jusqu’à la destruction de cet autre et, parfois, de nous-même.
Je me rappelai toutes ces oeuvres, anciennes et contemporaines où le Miroir est porteur d’ombre et de lumière, de folie ou de mort; pour Alice, accès à un monde merveilleux, pour Orphée passage vers le monde des Morts. Enfant, j’avais pleuré sur le sort de Blanche-Neige: sa marâtre la reine, belle mais très méchante, était jalouse d’elle. Chaque matin, la terrible femme demandait à son miroir magique : Miroir, miroir en bois d’ébène, dis-moi, dis-moi que je suis la plus belle. Il lui répétait qu’elle était la plus belle femme du royaume, jusqu’au jour où il dut reconnaître que Blanche-Neige était devenue plus belle que sa marâtre. La reine demanda alors à un chasseur d’aller tuer l’enfant. Mais l’image du miroir me fit surtout penser à la légende de Narcisse racontée par Ovide (les Métamorphoses) et que je résume ici:
A la naissance de Narcisse, le devin Tirésias, à qui l’on demande si l’enfant atteindrait une longue vieillesse, répond : « Il l’atteindra s’il ne se voit pas. »
En grandissant, il se révéla être d’une beauté exceptionnelle mais hélas d’un caractère si méprisant autant vis-à-vis des hommes que des femmes que l’on ne pouvait s’empêcher de l’adorer et de le haïr tout à la fois. Parmi ses amoureuses se trouvait la Nymphe Echo, fille de l’Air et de la Terre; il repoussa ses avances si brutalement qu’elle passa le reste de sa vie cachée dans les bois et les vallons, se laissant dépérir au point que seule sa voix subsista qui n’avait la force que de se lamenter en répétant la fin de chaque phrase, espérant se faire entendre enfin.
La déesse Némésis, émue par les plaintes de la nymphe, décida de la venger. Elle guida le jeune homme jusqu’à un petit lac, et comme il avait très soif il se pencha pour prendre une gorgée d’eau. Lorsqu’il vit son propre reflet, Narcisse en tomba follement amoureux. Dès lors, il ne cessa plus de contempler sa beauté dans l’eau limpide.
Progressivement, ses pieds se changèrent en racines, son corps en tige et, sans s’en apercevoir, Narcisse se transforma en une fleur inconnue qui porte son nom.
Malheureusement, cette transformation n’apaisa jamais la douleur d’Écho. La nymphe maigrit tellement que d’elle il ne resta plus que la voix. Et, du fond de sa caverne, aujourd’hui encore Écho répète les derniers mots des paroles qui arrivent jusqu’à elle.
Ainsi que Paulo Coelho le rappelle en introduction de l’Alchimiste, cette légende a été ingénieusement reprise par Oscar Wilde à qui la complexité du rapport narcissique n’avait pas échappé et qui, en quelques mots, nous fait découvrir qui, dans cette histoire, est le vrai Narcisse:
Illustration: Narcisse se mirant dans la fontaine – tapisserie, circa 1480-1520 – Boston Museum of Fine Arts