La maladie existe; la médecine tente de la guérir ou au moins d’en contrôler les effets les plus graves; elle progresse et y parvient, souvent. La disparition des symptômes et la normalisation du fonctionnement du corps du patient sont là pour en témoigner.
Lorsque qu’il ne s’agit pas des indications claires d’un dysfonctionnement corporel mais des manifestations désordonnées d’un malêtre diffus, global, dont les signes principaux passent par le discours ou le comportement marginal d’une personne, la société est bousculée. L’ordre établi ne supporte pas que l’on désobéisse à ses injonctions. Impuissants à faire rentrer dans le rang celui qui refuse obstinément de se soumettre, les gens dits normaux feront appel au psychiatre, qui pourra parler de « maladie mentale », ce qui permettra de mettre le gêneur à distance, hors d’état de « nuire »: à l’asile de fous, désormais plus noblement baptisé Institut psychiatrique.
Prototype du « dérangeur » de l’ordre établi, l’artiste qui refuse de répéter des formes déjà créées, qui s’engage dans l’inconnu, qui cherche les mots, les images, les sons au plus profond de son imaginaire, au plus subtil de sa perception, court le risque de se perdre en chemin ou de se laisser emporter par des expériences nouvelles. Les années qui couvrent la fin du XIXe et le début de XXe siècles européens ont été particulièrement fécondes en recherches de l’expression inouïe, dans toutes les formes d’art: littérature, musique, peinture, sculpture, interprétation; la deuxième révolution industrielle, les progrès scientifiques qui l’ont accompagnée, ainsi que les crises sociales et que les prises de conscience politique bouleversaient une sorte d’équilibre fragile mais commode. Dans ce contexte où les anciennes formes explosent, où les découvertes se multiplient, les artistes sont naturellement conduits à une affirmation d’eux-mêmes si nouvelle, si apparemment violente parfois, autodestructrice même, qu’ « ils font peur au bourgeois » qui ne comprend pas leur trajectoire, leur recherche, qui se sent menacé et n’a pour se protéger que la solution de taxer cette personne qui ne leur ressemble pas de folie, oubliant que c’est grâce à cette subversion que la culture de sa société évolue. À ce titre la vie et les écrits d’Artaud sont exemplaires (cf Antonin Artaud, sur ce site).
Combien de grands poètes, peintres, sculpteurs, musiciens de ces années extraordinaires ont été accusés de démence, exclus, et internés dans des asiles où ils étaient sûrs de mourir de faim et de froid! Parmi eux, Camille Claudel, sculpteur au talent immense; elle eut la malchance de naître dans un milieu très bourgeois, avec une mère qui n’a pas su l’accepter et d’aimer un homme, Rodin, qui n’a pas su l’aimer. C’est à la suite de sa rupture avec lui qu’elle perd l’équilibre comme elle le présageait elle-même, et sombre rapidement dans la misère et la dépression ; elle présente un syndrome de Korsakoff probablement induit par l’excès d’alcool, drogue du désespoir et de l’oubli. À la suite du décès de son père, son seul défenseur, elle est internée le 10 mars 1913 par sa mère et par son frère Paul Claudel. Elle meurt 30 ans plus tard à l’asile de Montdevergues dans le Vaucluse. Inhumée dans une fosse commune, on ne retrouvera jamais son corps.
Diagnostic des médecins et lettre à son frère Paul, lettre inachevée:
Illustration: Camille Claudel à l’âge de 20 ans