Et je te fais cadeau d’avance
du mégot de ma vie
afin que tu renaisses
quand je serai mort
des cendres de celui qui était ton ami .
Celui qui s’offre ainsi à nous dans le Salut à l’oiseau, c’est Jacques Prévert, mort à 77 ans des suites d’un cancer du poumon, lui que l’on n’avait jamais vu sans une cigarette aux lèvres. Poète inclassable selon les catégories habituelles, « il est politiquement irrécupérable et les critiques universitaires hésitent à aborder un auteur qui se proclame ouvertement anarchiste, incroyant et iconoclaste. Ce qu’on peut pardonner à Camus, rebelle édifiant, ce qu’on peut pardonner a Sartre, rebelle philosophe, on ne peut le pardonner à Prévert, poète populaire. » (Pierre Weisz) . Refus des compromis, refus des honneurs, il échappe aux modes, aux embrigadements religieux, militaires, politiques, idéologiques ou esthétiques. Son œuvre reflète cette passion de la liberté.
À la sortie en 1946 du recueil Paroles les critiques ont salué ainsi cette publication : « l’événement le plus important dans la vie de notre poésie, depuis la fin de la guerre» – « Un choc intellectuel comme on n’en avait peu connu auparavant» . Aucune soumission aux codes littéraires; des textes lyriques, burlesques, comiques, humoristiques, débridés – mais toujours dans une langue simple, presque quotidienne; l’effet poétique vient non pas surtout du choix des mots, mais de l’éclosion des images, inattendues ou émouvantes. Les thèmes qu’il choisit sont ceux-là même qui forment le tissu de notre expérience et de nos vies : les arbres, les oiseaux, les enfants, la liberté, l’amour; il dénonce la violence, l’humiliation, la guerre, les excès des puissants; il se désespère du «jamais plus»; la pluie souligne la réalité et la tristesse de l’absence.
Le Déjeuner du matin nous fait assister à une scène écrite comme une séquence cinématographique : description muette d’un moment de la vie quotidienne, sans aucune explication, aucun commentaire, court, apparemment simple, très direct; malgré et grâce à son apparente banalité ce poème est bouleversant. Car chaque petit geste de l’homme, inoffensif et routinier, est insignifiant: fumer une cigarette, faire des ronds avec la fumée, boire du café, prennent brutalement sens lorsque que l’on entend la fin du poème. Se révèle alors le drame d’une séparation habitée par la tension intérieure des deux personnages sans nom (« IL » et « JE ») dont l’existence se résume apparemment à cette scène muette d’un petit déjeuner.
En quelques instants, la présence familière et sans doute jadis rassurante de cet homme se transforme en une irruption désespérée du « jamais plus»; Prévert ne nous dit rien des personnages ; nous savons seulement que l’un des deux est un homme: « IL » . Et qui est ce « JE » auquel chacun peut s’identifier : Un enfant ? Un homme? père? amant? Une femme? mère? épouse mal aimée? maîtresse abandonnée? À notre imaginaire, à notre sensibilité de répondre à la question: Qui est ce couple ?
Pour ma part, j’ai choisi d’y voir le point final d’une rupture amoureuse, où l’amante n’a plus rien à dire tant elle a essayé de plaire à cet homme maintenant indifférent et muet; relation pathétique, où chacun est enfermé dans son silence, et qui se résout dans l’absence. En peu de mots, le poète nous fait partager l’infinie tristesse du désamour.
Écoutez, imaginez, ce Déjeuner du matin :
Illustration : Le déjeuner, Bonnard – Musée d’Art moderne de la Ville de Paris