Du mépris de quelques savants intellectuels aux analyses d’exégètes dithyrambiques, des interprétations les plus ésotériques aux simplifications les plus réductrices, de l’admiration inconditionnelle aux critiques malveillantes, tout a été dit à propos du Petit Prince – après la Bible le livre le plus lus à travers le monde dit-on, devenu une marque de commerce fructueuse semble-t-il – et de son auteur, Antoine de Saint-Exupéry.
Saint-Ex raconte: J’ai ainsi vécu seul, sans personne avec qui parler véritablement, jusqu’à une panne dans le désert du Sahara, il y a six ans. Quelque chose s’était cassé dans mon moteur. Et comme je n’avais avec moi ni mécanicien, ni passagers, je me préparai à essayer de réussir, tout seul, une réparation difficile. C’était pour moi une question de vie ou de mort. J’avais à peine de l’eau à boire pour huit jours. Le premier soir je me suis donc endormi sur le sable à mille milles de toute terre habitée. J’étais bien plus isolé qu’un naufragé sur un radeau au milieu de l’Océan. Alors vous imaginez ma surprise, au lever du jour, quand une drôle de petite voix m’a réveillé. Elle disait : – S’il vous plaît… dessine-moi un mouton !
Ainsi du désert aura jailli ce roman d’apprentissage, conte philosophique, récit d’un voyage initiatique dont la fin coïncide avec la découverte du savoir-être au monde de l’amour et de la parole. Cette découverte se déploie grâce à des rencontres qui invitent l’enfant à réfléchir sur la valeur de l’engagement et de la création du lien. Dans ce désert de planètes peuplées d’une humanité absurde et malheureuse le Roi omnipotent sans aucun pouvoir, le Vaniteux sans personne pour l’admirer, le Buveur qui boit parce qu’il a honte de boire, le Businessman qui compte et recompte dans le vide, l’Écho qui se répond à l’infini : « Je suis seul … je suis seul… je suis seul … » sont autant d’exemples de déception et de vide, résumés prosaïquement par l’Aiguilleur: « on n’est jamais content là où l’on est». C’est le Vieux-Monsieur-Géographe qui écrit d’énormes livres et ne sait rien du monde qui conseille alors au petit prince d’aller voir la Terre « parce qu’elle a une bonne réputation »…
Sur la Terre où il ne voit personne le Serpent a surgi: Que viens-tu faire ici ? – J’ai des difficultés avec une fleur, dit le petit prince. – Ah ! fit le serpent… – Bonne nuit, fit le petit prince à tout hasard. – Bonne nuit, fit le serpent. – Sur quelle planète suis-je tombé ? demanda le petit prince. – Sur la Terre, en Afrique, répondit le serpent. – Ah ! … Il n’y a donc personne sur la Terre ? On est un peu seul dans le désert… – On est seul aussi chez les hommes, dit le serpent…Tu me fais pitié, toi si faible, sur cette Terre de granit. Je puis t’aider un jour si tu regrettes trop ta planète. Je puis … – Oh ! J’ai très bien compris, fit le petit prince, mais pourquoi parles-tu toujours par énigmes ? – Je les résous toutes, dit le serpent. Et ils se turent. Mais ils se reverront.
Est également entré en scène le Renard qui aurait tellement voulu être apprivoisé par cet enfant à qui il donne une leçon fondamentale : Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le coeur. L’essentiel est invisible pour les yeux… C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante… Les hommes ont oublié cette vérité… Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose. Et le renard lui dit adieu.
***
Dans la tradition des grands conteurs, avec l’air de parler aux enfants Saint-Exupéry s’adresse à chacun de nous. Ce récit ravissant de naïveté, de douceur et d’enfance éternelle est parcouru de tonalités douloureuses et pessimistes. Selon notre humeur nous en retiendrons la grandeur d’un apprentissage exigeant ou le désenchantement d’une vie insatisfaisante aux prises avec un chaos politique responsable de plusieurs déceptions professionnelles graves, marquée par l’impossibilité d’être compris par les autres et d’échapper à la solitude. Et si ce conte à propos duquel son auteur écrit : … je n’aime pas qu’on lise mon livre à la légère était en réalité, comme le propose Michel Quesnel dans sa préface à l’édition de la Pléiade, « une autobiographie discrète » ? Si tel est le cas ce livre, publié un an avant que son auteur né avec le siècle ne disparaisse en 1944 dans l’océan comme le petit Prince avait disparu dans le désert, est beaucoup plus émouvant que s’il était l’œuvre d’un sage partageant doctement son savoir; d’ailleurs Saint-Ex nous avait prévenu : Je n’aime guère prendre le ton d’un moraliste.
Il faudra au petit prince un voyage d’un an pour comprendre que c’est grâce à la somme de ses efforts que sa rose est devenue unique au monde et qu’il en est tombé amoureux, et que d’accepter le bonheur d’apprivoiser quelqu’un c’est accepter le risque et la douleur d’en être séparé un jour ou l’autre. L’idée d’être privé de sa rose le plonge dans une infinie tristesse.
***
Au huitième jour de panne dans le désert, c’est l’heure de la séparation. Pour rejoindre sa rose le petit prince a recours au serpent – ce démon qui a promis la connaissance, fondateur de la culpabilité, emblème de la mort, qui résout toutes les énigmes et sur qui nous pouvons compter au dernier moment – et se laisse mordre pour repartir vers son étoile. C’est alors que commence ce dialogue, qui sera le dernier, entre l’Aviateur et l’enfant inventé:
Illustrations: En-tête: La rose méditative, Salvador Dali, 1958
Taïpan du désert, le serpent terrestre le plus venimeux de tous. Photographie Mark Laita