Pélican mâle

Le Pélican, une nuit de mai, Musset

Souvenir

 

Nuit de mai

Fin d’un après-midi de printemps ; le jardin sent la terre humide ; ma mère amène une chaise et s’y installe, un livre ouvert à la main. Elle me fait asseoir dans l’herbe, à ses pieds. L’herbe est froide.  Nous sommes seules. J’attends. Je ne sais pas quoi, mais j’attends. Je me souviens bien de cette impression de présence absente qui m’a longtemps habitée et  qui me saisit encore parfois, comme un écho angoissé de mon enfance. Entre le Pélican.

Ma mère lit. La voix de ma mère, monocorde et neutre. C’est la première fois qu’elle me lit un poème, Le Pélican d’Alfred de Musset;  sonorités que je ne reconnais pas . Elle lit, et j’écoute, les sourcils tendus, fermée, et sans m’en rendre compte des larmes commencent à couler lentement sur mes joues, muettes, sans drame. Elle ne me regarde pas et continue de lire.

Puis la lecture s’achève ; ma mère ferme le livre, nous rentrons à la maison. Sans paroles. Le lendemain, à la même heure, je lui demande de me relire le Pélican. Elle lit et je pleure.

Ces moments de lecture au jardin ont continué ; je réclamais le Pélican ; je crois que ma mère ne comprenais pas pourquoi je lui redemandais sans cesse de me lire ce poème qui me bouleversait visiblement; ou peut-être avait-elle deviné.  Moi non. Mais il fallait que j’entende ce drame et, avec une patience surprenante, elle lisait et relisait.

Mon père le Pélican

Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris mes larmes: ce printemps-là, nous étions aux premiers mois de la drôle de guerre ; mon père, mobilisé (appelé sous les drapeaux, comme on disait), n’était pas là et ne revenait pas. Il me manquait terriblement ; je n’osais pas le dire, et d’ailleurs je ne savais pas encore les mots de la tristesse et du manque ; peut-être même ne savais-je pas que j’étais triste.

Mais lorsque le pélican retournait à ses roseaux nourrir ses petits en leur donnant son sang, tellement il les aimait, j’imaginais que c’était le sang de mon père qui coulait pour me nourrir, moi, son petit ; enfin, il me donnait son coeur. C’est de désespoir que je pleurais. Et de jouissance interdite.

En lisant l’autre jour ce poème qui ne m’a jamais quittée, redevenue la petite fille triste, désorientée, au regard brouillé, les mêmes larmes me sont montées aux yeux ; je ne les ai pas retenues.

 

Alfred de Musset                                                                                                                                              

Le pélican (Nuit de mai)